Un secret de polichinelle
Bien avant que Volkswagen reconnaisse avoir triché sur les tests antipollution de millions de voitures dans le monde, il était de notoriété publique que l’industrie automobile, y compris Volkswagen, contournait la législation et n’hésitait pas à tromper les autorités chargées de la réglementation. Depuis des décennies, les fabricants ont trouvé le moyen de fausser les tests de consommation et d’émissions polluantes. En Europe, certains obstruent avec de l’adhésif le tour des portières et les grilles d’entrée d’air des modèles testés afin d’en améliorer l’aérodynamique. D’autres utilisent des « superlubrifiants » permettant de réduire les frictions dans le moteur ou démontent les banquettes arrière afin d’alléger le véhicule.
De manière générale, cela fait longtemps que l’industrie méprise la réglementation.
Aux Etats-Unis, la fraude a commencé dès que le gouvernement a entrepris d’encadrer les émissions des automobiles, au début des années 1970. En 1972, la certification des voitures neuves sortant des usines Ford a été suspendue lorsque l’Environmental Protection Agency [Agence de protection de l’environnement, EPA] s’est aperçue que le constructeur avait effectué une maintenance constante de ses véhicules tests, ce qui réduisait les émissions mais ne reflétait en rien les conditions habituelles de conduite. Ford s’en est tiré avec une amende de 7 millions de dollars. L’année suivante, l’agence a condamné Volkswagen à verser 120’000 dollars après avoir constaté que l’entreprise avait installé des dispositifs spécialement conçus pour désactiver les systèmes de contrôle anti-pollution. En 1974, Chrysler a dû rappeler plus de 800’000 voitures après qu’on eut découvert des systèmes similaires dans leur radiateur.
Ces « dispositifs d’invalidation » sont interdits depuis longtemps par l’EPA. Mais leur usage a continué à se répandre et ils sont progressivement devenus plus sophistiqués, comme on vient de le constater avec Volkswagen, qui a reconnu que 11 millions de véhicules dans le monde étaient équipés de logiciels destinés à truquer les résultats des tests antipollution. Le scandale s’est soldé le 23 septembre par la démission du patron du groupe, Martin Winterkorn.
De manière générale, cela fait longtemps que l’industrie méprise la réglementation. Henry Ford II [PDG du groupe de 1960 à 1979] qualifiait les airbags de « foutaises », et les nouvelles règles exigeant une diminution de la consommation de carburant ont profondément irrité les constructeurs. Cette politique équivalait à « tenter de soigner l’obésité en demandant aux fabricants de vêtements de réduire la taille de leurs produits », a souvent déclaré Robert A. Lutz, ancien vice-président de General Motors et actuel président de Chrysler.
Les scandales dans l’industrie automobile sont fréquents et parfois tragiques, comme lorsque Ford a dû rappeler 1,5 million de Pinto en 1978 : leur réservoir avait tendance à prendre feu en cas de collision. En 1987, Chrysler a été accusé d’avoir déconnecté les compteurs kilométriques de 60’000 voitures utilisées par les cadres de l’entreprise avant de les vendre comme des véhicules neufs. L’affaire Ford-Firestone, qui a débuté à la fin des années 1990, a causé 271 accidents mortels [provoqués par l’éclatement de pneus défectueux]. Et plus de 23 millions de voitures de 11 marques différentes ont été rappelées parce que leurs airbags fabriqués par Takata étaient susceptibles d’éclater lors d’un accident en projetant des fragments de métal et de plastique dans l’habitacle.
Les autorités et les consommateurs s’aperçoivent régulièrement que la consommation des voitures est supérieure à ce que les fabricants affirment. L’année dernière, les coréens Hyundai et Kia ont accepté de verser 300 millions de dollars au ministère américain de la Justice et à l’EPA pour avoir sous-estimé la consommation réelle de 1,2 million de voitures. En 2013, Ford a également dû revoir à la baisse les performances affichées de l’un de ses véhicules hybrides à la suite de plusieurs plaintes.
« Je ne pense pas que les constructeurs modifieront leur comportement tant que l’on n’inscrira pas dans la loi des dispositions autorisant le procureur à envoyer les dirigeants derrière les barreaux. »
Quel que soit le type de délit, les peines sont souvent légères. Les dirigeants ne sont pas emprisonnés ; les amendes sont gérables. Aux Etats-Unis, grâce au lobbying des fabricants, la loi donnant pouvoir à la National Highway Traffic Safety Administration [l’agence fédérale chargée de la sécurité routière] « ne prévoit aucune sanction criminelle spécifique pour la vente de véhicules défectueux ou non conformes », observe Joan Claybrook, ancienne responsable de l’agence. Les lois que l’EPA est chargée de faire appliquer ne prévoient pas de sanctions criminelles pour les violations des normes antipollution des véhicules à moteur. « Je ne pense pas que les constructeurs modifieront leur comportement tant que l’on n’inscrira pas dans la loi des dispositions autorisant le procureur à envoyer les dirigeants derrière les barreaux », souligne Joan Claybrook.
Ailleurs qu’aux Etats-Unis, les poursuites sont plus rares et des pays comme l’Allemagne et le Japon ont tendance à protéger leurs constructeurs nationaux. Cette année, les autorités sud-coréennes ont affirmé que [l’allemand] Audi et [le japonais] Toyota avaient sous-estimé de plus de 10 % la consommation de deux modèles – la berline Audi A6 et l’hybride Toyota Prius. Les deux fabricants ont rejeté les accusations. L’année dernière, la filiale coréenne de General Motors a été contrainte de réévaluer la consommation de la Chevrolet Cruze et de proposer un projet de dédommagement des propriétaires de Cruze.
Les logiciels donnent un nouvel avantage aux fabricants. Les voitures modernes sont capables d’anticiper une collision et de commencer à freiner avant que le conducteur ne réagisse, et elles pourront bientôt rouler toutes seules. Il n’est donc guère surprenant qu’elles puissent également savoir quand elles se trouvent dans un laboratoire et soient alors en mesure de se présenter sous leur meilleur jour. Cela fait des années que l’on prépare l’arrivée de la voiture numérique et l’utilisation de logiciels trompeurs. En 1995, General Motors a versé une amende de 45 millions de dollars et rappelé près d’un demi-million de Cadillac équipées d’une puce qui, pour améliorer les performances de la voiture, désactivait les systèmes de contrôle antipollution quand la climatisation était en marche. En 1998, l’EPA a obtenu un règlement à l’amiable de près de 1 milliard de dollars de la part de plusieurs fabricants de moteurs de poids lourds qui avaient mis au point un système de fraude similaire à celui de Volkswagen.
Certains véhicules BMW ou Opel polluent dix fois plus sur la route qu’en laboratoire.
Certains pensent d’ailleurs que le groupe allemand n’est pas le seul à utiliser des logiciels pour tricher. Si les chiffres officiels de consommation et d’émissions de dioxyde de carbone se sont régulièrement améliorés au fil des ans, les tests effectués en conditions réelles ne donnent pas les mêmes résultats, affirme la Fédération européenne pour le transport et l’environnement (T&E), un groupement d’ONG basé à Bruxelles. Selon ses propres tests, un véhicule Diesel lambda émet cinq fois plus de polluants que ce qui est autorisé. Certains véhicules BMW ou Opel polluent dix fois plus sur la route qu’en laboratoire.
L’année dernière, la différence entre les tests en laboratoire et les tests en conditions réelles était en moyenne de 40 %, contre seulement 8 % en 2002. « Nous ne pensons pas que cela se limite à Volkswagen, commente Jos Dings, directeur de T&E. Si vous examinez les résultats des tests concernant les autres fabricants, vous constaterez qu’ils sont tout aussi mauvais. » Cela vaut, selon lui, pour les émissions polluantes comme pour la consommation de carburant.
Aux Etats-Unis, l’Alliance des constructeurs automobiles renvoie pour tout commentaire sur Volkswagen, estimant qu’il s’agit d’« un problème spécifique à cette entreprise ». Dans un communiqué publié le 22 septembre, le groupe allemand affirme de son côté « ne tolérer aucune sorte d’infraction aux lois » avant d’ajouter : « La toute première priorité du conseil d’administration est de regagner la confiance et d’éviter tout dommage à nos clients. »
Dan Becker, l’un des directeurs du Center for Auto Safety [Centre pour la sécurité automobile, fondé par Ralph Nader en 1970], raconte qu’en 2011 il s’est rendu en Allemagne avec un groupe de juristes et d’ingénieurs spécialisés dans les questions environnementales pour écouter le plaidoyer des constructeurs automobiles en faveur du diesel. Si BMW et Daimler ont pris au sérieux les arguments de la délégation, cela n’a pas été le cas des dirigeants de Volkswagen. « Ils nous ont pris de haut, se souvient-il. Ils mériteraient l’oscar du plus détestable fabricant automobile. Et c’est l’une des entreprises qui ont tout fait pour convaincre les Américains d’acheter des voitures Diesel. Avec cette affaire, je pense qu’ils ont coulé le navire. »