Tout ce qu’Exxon savait et n’a pas dit sur le réchauffement climatique
En 1990, alors que le débat sur le changement climatique commençait à s’enflammer, un actionnaire séditieux adressa une requête au conseil d’administration d’Exxon Mobil, l’un des plus grands groupes pétroliers du monde, lui demandant d’élaborer une stratégie en vue de réduire les émissions de dioxyde de carbone de ses sites de production. Réponse du conseil : Exxon a étudié la science du réchauffement planétaire et considère qu’elle est trop incertaine pour justifier une action.
« Notre étude corrobore les conclusions selon lesquelles les données actuelles et les projections sur les futures conséquences sont très floues. »
Cependant, dans les territoires inexplorés de l’Arctique canadien, des chercheurs et des ingénieurs d’Exxon et de sa filiale canadienne Imperial Oil ont discrètement intégré les projections du changement climatique dans la stratégie globale de l’entreprise et ont étudié la manière d’adapter ses opérations dans l’Arctique à un réchauffement planétaire. Ken Croasdale, d’Imperial Oil, a dirigé une équipe de chercheurs et d’ingénieurs basée à Calgary [au Canada] pour déterminer l’impact qu’un réchauffement de la planète aurait sur les opérations d’Exxon dans l’Arctique et sur ses résultats financiers. « Tout programme majeur d’une durée de vie de… disons trente à quarante ans devra tenir compte des effets d’un possible réchauffement planétaire. », souligna-t-il lors d’une conférence organisée en 1991.
« Cela vaut tout particulièrement pour les projets localisés dans l’Arctique ou au large des côtes canadiennes, où le réchauffement affectera manifestement la glace, les icebergs, le permafrost et le niveau de la mer. »
Entre 1986 et 1992, son équipe a étudié les effets positifs et négatifs qu’un réchauffement de l’Arctique aurait sur les opérations pétrolières et a soumis les résultats de ses travaux aux sièges d’Exxon, à Houston et dans le New Jersey. La bonne nouvelle pour le groupe, a-t-il annoncé en 1992 à une assemblée d’universitaires et de chercheurs, est que, dans la mer de Beaufort, « un réchauffement planétaire ne peut que contribuer à réduire les coûts d’exploration et d’exploitation ».
Mais le chercheur a ajouté qu’il représentait également des dangers, parmi lesquels une élévation du niveau de la mer et de plus grandes vagues, qui pourraient endommager les installations côtières et offshore existantes et futures du groupe, notamment les plateformes de forage, les îles artificielles, les usines de traitement et les stations de pompage. Le dégel pourrait lui aussi causer des dégâts à ces installations et aux pipelines.
Pendant que l’équipe de Ken Croasdale étudiait l’impact du changement climatique sur les opérations de l’entreprise, Exxon et ses filiales cherchaient en public à minimiser la certitude d’un réchauffement planétaire. Le fossé, des années 1980 au début des années 2000, entre positionnement interne et externe du groupe sur cette question ressort de l’étude de centaines de documents internes, de plusieurs décennies de publications scientifiques et de dizaines d’interviews réalisées par l’Energy & Environmental Reporting Project de l’université Columbia et le Los Angeles Times.
Logique de rentabilité
Certains documents viennent de la collection Imperial Oil du musée Glenbow à Calgary et de la collection historique Exxon Mobil de l’Université du Texas au Briscoe Center for American History d’Austin. « Nous avons étudié les effets du changement climatique sur diverses questions d’exploitation et de planification », rapporte Brian Flannery, conseiller en climatologie d’Exxon de 1980 à 2011. Dans une interview récente, celui-ci a présenté les initiatives internes de l’entreprise comme une nécessité sur le plan de la compétitivité : « Si vous n’agissez pas mais que vos concurrents agissent, vous êtes perdus. »
Selon l’US Geological Survey, l’Arctique recèle environ un tiers du gaz naturel inexploité du monde et 13 % du pétrole non découvert. Plus des trois quarts de ces gisements sont localisés au large des côtes.
Imperial Oil, contrôlé à 70 % par Exxon, a commencé à forer dans les eaux de la mer de Beaufort au début des années 1970. Vingt ans plus tard, l’entreprise détenait une vingtaine de puits. L’exploration était très coûteuse en raison des températures glaciales, des vents violents et de l’épaisseur de la glace. A la fin des années 1980, quand le cours mondial du pétrole a chuté, l’entreprise a commencé à réduire l’échelle de ses opérations. Cependant, comme les preuves d’un réchauffement planétaire se multipliaient, les chercheurs du groupe, dont Ken Croasdale, se sont demandé si le changement climatique ne pourrait pas modifier l’équation économique, autrement dit rendre l’exploration et la production pétrolières dans l’Arctique plus faciles et moins coûteuses. Comme le fait observer Ken Croasdale :
« à cette époque – la fin des années 1980 –, le problème des émissions de CO2 était déjà connu ».
De la fin des années 1970 aux années 1980, Exxon était à la pointe de la recherche en matière de changement climatique et finançait à la fois ses propres recherches et des travaux réalisés en externe par des chercheurs de l’université Columbia et du Massachusetts Institute of Technology.
Avec le soutien d’Exxon, Ken Croasdale a dirigé les recherches visant à déterminer les effets du changement climatique sur les opérations du groupe dans l’Arctique. Selon lui, une entreprise comme Exxon « devait avoir une longueur d’avance dans les initiatives lancées pour tenter d’éclaircir les choses ».
Exxon lui-même présente les recherches menées à cette époque-là comme une pratique tout à fait normale. « Nos chercheurs ont étudié un vaste éventail de scénarios possibles et l’élévation du niveau de la mer dû à un possible changement climatique n’était que l’un d’eux », rapporte Alan Jeffers, porte-parole de l’entreprise. Pour Ken Croasdale et d’autres experts, l’Arctique était une région toute désignée pour ce genre d’étude, car risquant d’être particulièrement affectée par un réchauffement planétaire. Ce raisonnement était étayé par des modèles conçus par des scientifiques d’Exxon comme Brian Flannery et Marty Hoffert, un physicien de l’université de New York. Leurs travaux, publiés en 1984, ont montré qu’un réchauffement de la planète serait particulièrement prononcé près des pôles.
Entre 1986, l’année où Ken Croasdale a pris la tête de l’équipe de recherche d’Imperial Oil, jusqu’à 1992, celle où il a quitté l’entreprise, son équipe a utilisé les modèles de circulation planétaire conçus par le Centre canadien de la modélisation et de l’analyse climatique et l’Institut Goddard pour les études spatiales de la Nasa pour prévoir les effets d’un changement climatique sur toute une série d’opérations menées dans l’Arctique. Ce sont les mêmes modèles que la direction d’Exxon a publiquement rejetés – durant les deux décennies suivantes – comme peu fiables et basés sur une science incertaine. Lors de l’assemblée générale de 1999, Lee Raymond, alors PDG du groupe, a déclaré : »les projections sont fondées sur des modèles climatiques qui n’ont pas complètement fait leurs preuves ou, plus souvent encore, sur de pures hypothèses. »
L’un des premiers sujets d’étude d’Exxon a été la manière dont la mer de Beaufort pourrait réagir à une concentration deux fois plus importante de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, une évolution que les modèles prédisent pour 2050. En 1991, Ken Croasdale a déclaré lors d’une conférence que les gaz à effet de serre augmentaient « à cause de l’exploitation des combustibles fossiles ». « Personne ne le conteste », a-t-il ajouté – de même que personne ne doutait que leur volume doublerait d’ici au milieu du XXIe siècle.
A partir de ces modèles et des données d’un rapport sur le changement climatique publié par Environnement Canada, l’Agence environnementale canadienne, l’équipe a conclu que la saison des eaux libres dans la mer de Beaufort [l’été] – pendant laquelle s’effectuent le forage et l’exploration – allait passer de deux à trois mois, voire cinq mois. Elle voyait juste. Selon Mark Serreze, chercheur au Centre national de données sur la neige et la glace à Boulder (Colorado), au cours des années suivantes la mer de Beaufort a connu les plus grandes pertes de glace de l’Arctique et sa saison d’eaux libres s’est fortement allongée. Ainsi, dans la mer des Tchouktches, en Alaska, elle dure 79 jours de plus depuis 1979.
En 1992, Ken Croasdale a informé Exxon que cet allongement de la saison des eaux libres pourrait réduire les coûts de forage exploratoire et de construction de 30 % à 50 %. Il n’a pas recommandé au groupe de fonder ses décisions d’investissement sur ces scénarios, car il croyait que la science était encore incertaine. Mais il lui a conseillé de tenir compte des possibles « effets négatifs » du réchauffement, en particulier une élévation du niveau de la mer qui pourrait menacer des installations côtières, de plus grosses vagues risquant d’endommager des installations de forage offshore, et une fonte du permafrost pouvant entraîner des affaissements de terrain sous les bâtiments et les pipelines.
Évaluation des coûts
Les principales préoccupations d’Exxon concernaient un pipeline de 870 kilomètres qui traversait les Territoires du Nord-Ouest jusqu’à l’Alberta, une unité de traitement située dans la ville isolée de Norman Wells, et un projet d’usine de production de gaz naturel et de gazoduc dans le delta du Mackenzie, sur les rives de la mer de Beaufort. Le groupe a embauché Stephen Lonergan, un géographe canadien de l’université McMaster, pour étudier les effets du changement climatique dans cette région. Le géographe a utilisé plusieurs modèles climatiques, dont celui de la Nasa. Tous concluaient que le climat allait devenir plus chaud et plus humide et que ces effets ne pouvaient être ignorés. Dans le rapport où il a présenté ces conclusions, Stephen Lonergan a souligné que l’entreprise devait s’attendre à ce que « ses coûts d’entretien et de réparation des routes, pipelines et autres ouvrages » deviennent plus importants dans l’avenir.
Le réchauffement de l’Arctique, ajoutait-il, allait menacer la stabilité du permafrost, ce qui risquait d’endommager les bâtiments, les usines de traitement et les pipelines construits sur le sol gelé. Qui plus est, Exxon devait s’attendre à une augmentation des inondations de ses installations construites au bord de l’eau, à une fonte plus précoce des glaces au printemps et à des orages plus violents en été. Mais, selon son rapport, le plus gros problème pour le groupe serait le caractère de plus en plus variable et imprévisible du temps. Les pires scénarios – records de chaleur et de sécheresse et inondations – étaient non seulement envisageables, mais susceptibles de se produire à tout moment, ce qui rendait leur prévision extrêmement difficile. Le géographe mettait en garde :
« Le plus préoccupant est l’extrême augmentation des températures et des précipitations, à la fois pour la future conception et […] pour les effets prévisibles. »
L’attention de ses supérieurs a été attirée par le fait que la température pouvait monter au-dessus de 0 pratiquement tous les jours de l’année. « C’était sans doute l’un des principaux résultats de l’étude et beaucoup de gens ont été choqués », a-t-il déclaré récemment dans une interview. Stephen Lonergan se souvient que la direction d’Imperial Oil, qui voulait un avis bien précis sur les actions à entreprendre pour préserver ses opérations, a jugé son rapport plutôt décevant. Après la présentation de celui-ci, un ingénieur lui a lancé : « Ecoute, tout ce que je veux, c’est que tu me dises quel impact cela aura sur le permafrost à Norman Wells et sur nos pipelines. »
Un ingénieur géotechnique de l’équipe de Ken Croasdale, J. F. « Derick » Nixon, qui était en train d’étudier la question, a consulté les archives de températures et en a conclu que la température à Norman Wells pourrait se réchauffer de 0,2 degré par an. Il s’est ensuite demandé comment ce réchauffement pourrait affecter le sol gelé sous les bâtiments et les pipelines. « Même si la conception des futures installations peut tenir compte du réchauffement climatique », écrivait-il dans un article technique présenté en 1991 lors d’une conférence au Canada, « celle des installations récentes ne le prévoit absolument pas. » Le résultat, poursuivait-il, pourrait être une sédimentation importante. L’ingénieur a précisé que cette étude, qu’il avait effectuée pendant son temps libre, n’avait pas été commandée par Exxon, mais il a ajouté : « [Imperial Oil] était sans doute au courant de mon travail et des effets possibles [du réchauffement] sur ses bâtiments. »
Exxon n’a pas souhaité nous informer des mesures qu’il a prises en réponse aux mises en garde de ses scientifiques. Selon Brian Flannery, l’ancien conseiller en climatologie du groupe, la plupart des travaux d’étayage de l’infrastructure ont été effectués dans le cadre de l’entretien courant.
Comme les chercheurs d’Exxon l’avaient prédit il y a vingt-cinq ans, les Territoires du Nord-Ouest ont connu certains des effets les plus spectaculaires du réchauffement climatique. Alors que la température moyenne du reste du monde n’a augmenté que de 1,5 degré, les zones septentrionales de ces territoires se sont réchauffées de 5,4 degrés et les zones centrales de 3,6.
Depuis 2012, Exxon Mobil et Imperial Oil détiennent les droits d’exploration sur une parcelle de plus de 400’000 hectares dans la mer de Beaufort, droits qu’ils ont acquis pour 1,7 milliard de dollars avec leur partenaire BP. Bien que le forage n’ait pas encore commencé, les entreprises ont demandé il y a quelques mois au gouvernement canadien de prolonger leur permis d’exploitation jusqu’en 2028. Exxon s’est refusé à tout commentaire sur ses projets dans ce secteur. Selon Ken Croasdale, le groupe pourrait « miser » sur une prochaine fonte des glaces et sur l’avènement du jour – prédit depuis bien longtemps par le chercheur – où les coûts seraient suffisamment bas pour que l’exploration dans l’Arctique devienne rentable.