Quarante ans après, le Torrey Canyon pollue toujours
Flop, flop, flop. Le bruit d’un oiseau battant désespérément des ailes, engluées d’une pellicule visqueuse de pétrole, résonne contre les parois de la carrière. Puis c’est à nouveau le silence. Un pigeon a plongé dans cette flaque noirâtre, à cent mètres à peine des eaux turquoise de la mer baignant la côte occidentale de Guernesey. Il refait surface dans une ultime tentative d’envol, puis rejoint les autres petites carcasses gisant dans les remous de boue noire. Depuis 1967, ce cratère mortel empli de pétrole sur le promontoire de Chouet a acquis un nouveau nom : Torrey Canyon Quarry [la carrière du Torrey Canyon].
Les atermoiements ont été aggravés par le refus des compagnies internationales impliquées dans le désastre de prendre leurs responsabilités. Et personne ne savait que faire.
Dans la matinée du 18 mars 1967, le Torrey Canyon s’échouait sur Pollard’s Rock, entre l’extrême pointe sud-ouest des Cornouailles britanniques et les îles Scilly. Au cours des jours suivants, les 119’328 tonnes de brut que transportait ce supertanker de 300 mètres de long se sont répandues jusqu’à la dernière goutte dans l’Atlantique. Des milliers de tonnes de pétrole ont souillé les côtes des Cornouailles – et des milliers d’autres, poussées par les vents et les courants, ont traversé la Manche avant de se répandre sur les plages françaises [seuls 15 % du pétrole échappé des soutes du Torrey Canyon se sont échoués sur le littoral britannique. Les vents et courants ont déposé le reste sur les côtes bretonnes].
Déjà à l’époque, la compagnie pétrolière BP était impliquée
A l’époque, ce fut la pire marée noire jamais enregistrée. Le désastre occasionné aujourd’hui par BP dans le golfe du Mexique fait évidemment penser à ce précédent. La marée noire du Torrey Canyon a mis en péril une belle région touristique très fréquentée. Les atermoiements ont été aggravés par le refus des compagnies internationales impliquées dans le désastre de prendre leurs responsabilités. Et personne ne savait que faire. Déjà à l’époque, BP était impliquée, puisque la compagnie avait affrété le navire chargé de livrer le brut à la raffinerie de Milford Haven, au pays de Galles. Mais le désastre du Torrey Canyon ne constitue pas seulement une leçon historique : il est la preuve concrète que les grandes marées noires dévastent les écosystèmes durant plusieurs décennies.
Le capitaine italien du Torrey Canyon, qui voguait sous pavillon libérien, s’est vu reprocher d’avoir précipité son navire sur un banc de récifs bien connu pour gagner quelques heures en prenant un raccourci. A la tombée de la nuit, une nappe de pétrole de douze kilomètres de long s’était déjà échappée de ses soutes fissurées. Le lendemain, la nappe s’étendait sur trente kilomètres. Auparavant, les modestes pollutions engendrées par les marées noires avaient été nettoyées à l’aide d’une combinaison de solvants et d’émulsifiants. On les appelait détergents, un terme qui fait penser à un produit domestique inoffensif mais qui désignait en fait des produits chimiques hautement toxiques. Douze heures après le naufrage, la marine tenta de les utiliser pour traiter la marée noire. Une solution bien pratique, puisqu’il se trouvait que c’était justement BP qui fabriquait ces produits.
La « grosse tache noire sur l’Atlantique » était certes un spectacle déprimant, mais les experts néerlandais envoyés sur place par l’entreprise propriétaire du navire, la Barracuda Tanker Corporation, basée aux Bahamas, et sa maison mère, l’Union Oil Company of California, déclarèrent avec insistance que le navire pouvait encore être sauvé. Le gouvernement donna son accord.
Dennis Barker, qui, à 81 ans, écrit toujours pour le Guardian, a été envoyé à l’époque sur les lieux pour couvrir les opérations. « C’était le premier grand désastre écologique de l’Histoire. Cela a pris du temps pour que l’on commence à prendre la mesure des conséquences », se souvient-il. Les Hosking, un habitant de Marazion, en Cornouailles, se souvient du jour où le gouvernement a donné l’ordre de bombarder le navire pour le couler et tenter de brûler le pétrole en surface. « Nous avons vu arriver les bombardiers Buccaneer. Ils ont largué leurs bombes et ça n’a rien fait du tout » , raconte Hosking. La presse a fait ses choux gras sur le fait qu’un quart des 42 bombes ont raté leur cible. D’autres méthodes ont elles aussi échoué. La nappe a pollué près de 200 kilomètres du littoral des Cornouailles. On estime que 15’000 oiseaux ont trouvé la mort, ainsi que des phoques et d’autres animaux marins.
Alors que le gouvernement se faisait étriller par la presse, l’attitude de l’opinion envers les compagnies pétrolières responsables a été nettement plus indulgente qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Dix-neuf jours après le naufrage, une énorme nappe a atteint Guernesey. Elle était si épaisse qu’on a pu en pomper 3’000 tonnes directement dans des tankers. « On s’est dit : « On doit préserver nos plages, nous sommes une destination touristique, bon, il y a là une carrière abandonnée, mettons les déchets là-dedans. » C’est une décision qui a dû être prise très rapidement » , explique Rob Roussel, un responsable des services publics de Guernesey.
Le recours aux détergents : la pire solution possible
Vidanger le pétrole dans la carrière fut une solution qui créa un nouveau problème. Ce legs malodorant du Torrey Canyon refusa de disparaître. « Ça chlingue terriblement. Tout le monde est au courant, mais personne n’a jamais rien voulu faire pour régler la question », observe Jayne Le Cras, directrice des opérations de la Guernsey Society for the Prevention of Cruelty to Animals (GSPCA) [une ONG de défense des animaux]. « En raison de son aspect lisse et immobile, les oiseaux prennent le plan d’eau polluée pour une surface dure et s’y posent ; ensuite, le poids du pétrole les empêche de repartir. » Le gouvernement de Guernesey déclare avoir déjà dépensé des milliers de livres pour essayer de nettoyer la carrière. En 2009, le niveau de l’eau est monté et le changement de pression a provoqué de nouvelles remontées de pétrole du sous-sol. « La compagnie qui était responsable du Torrey Canyon devrait payer pour tout cela en vertu du principe du pollueur-payeur, mais à l’époque les lois internationales n’existaient pas encore » , souligne Rob Roussel.
En 1967, devant le coût des opérations de nettoyage, le gouvernement britannique a tenté d’obtenir une compensation de 3 millions de livres auprès des propriétaires du bateau. Egalement soucieux d’obtenir des compensations, les Français continuèrent durant des mois à poursuivre la compagnie et ses navires.
L’ingéniosité humaine n’a pas seulement été impuissante face au désastre, elle l’a considérablement aggravé. Trois jours après le naufrage, Anthony Tucker, qui était alors le correspondant scientifique du Guardian, a écrit qu’aucun test de toxicité n’avait été effectué sur les détergents que l’on répandait sur la nappe et que leurs effets sur la vie marine n’avaient jamais été étudiés.
Le recours aux détergents s’est avéré « la pire solution possible » , estime le Dr Gerald Boalch, un biologiste marin qui travaille depuis cinquante-deux ans à la Marine Biological Association of the United Kingdom (MBA). Après la marée noire, le personnel de la MBA a consacré toutes ses journées à l’étudier. Au début, les aspersions chimiques ont semblé marcher. « Les détergents semblaient efficaces, se souvient Boalch. Nous nous sommes dit qu’ils faisaient du bon travail parce que le pétrole disparaissait. » Mais certains de ses collègues ont effectué des tests en laboratoire et « on a alors réalisé que les produits rendaient le pétrole plus toxique encore car il devenait plus facilement assimilable par les organismes vivants » . Sur le rivage, souligne Gerald Boalch, les produits ont probablement détruit à jamais les lichens et d’autres formes de vie côtières. Un an après la catastrophe du Torrey Canyon, la MBA a publié ses conclusions : elle y condamnait de manière cinglante le recours désastreux aux détergents, répandus selon des méthodes « inefficaces et coûteuses » qui n’étaient qu’un « gaspillage de temps et de ressources ».
Le désastre du Torrey Canyon eut toutefois des conséquences bénéfiques. Il a suscité la mise en place de réglementations maritimes internationales sur les pollutions. Si notre addiction grandissante au pétrole n’a pas été remise en cause, nos méthodes pour traiter les marées noires l’ont été. Lorsque le supertanker Amoco Cadiz a laissé échapper sa cargaison de brut au large de la Bretagne en 1978, Gerald Boalch a insisté auprès des autorités pour qu’elles ne fassent pas usage de détergents.
A Guernesey, en 2010, les autorités tentent à présent de nettoyer les dernières traces du pétrole du Torrey Canyon de manière écologiquement responsable. En mai, on a commencé à injecter des micro-organismes dans l’eau souillée, qui est aérée par un petit générateur tournant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ce procédé de « bioaugmentation » utilise des bactéries naturelles qui se nourrissent de pétrole. Grâce à la vitesse à laquelle ces micro-organismes se multiplient, le gouvernement prévoit qu’ils auront entièrement absorbé le pétrole d’ici la fin de l’année.