There is no alternative

Il n’y a pas d’alternative. On connaît la sinistre formule de Margaret Thatcher, alors première ministre du Royaume-Uni, laquelle caractérise assez bien sa profession de foi pour le « marché », seule et unique façon d’organiser l’économie : il n’y a pas d’autre solution. Point. Plus tard, après la chute de l’Union soviétique, la confiance montait encore d’un cran. A un point tel qu’un Francis Fukuyama pouvait, dans un ouvrage retentissant, aller jusqu’à envisager la « fin de l’histoire ». Le régime libéral restait seul maître à bord. C’était le « point final de l’évolution idéologique de l’humanité »1.

L’histoire – et l’actualité – est pourtant riche de ces mouvements qui, à travers le monde, ont tenté de résister, de lutter pour proposer des « alternatives », précisément, aux trajectoires imposées par le pouvoir dominant. Une histoire qui montre que la situation écologique à laquelle nous sommes confronté.es aujourd’hui est le fruit de rapports de force, que d’autres choix auraient pu être faits et que c’est en connaissance de cause que nos sociétés se sont engagées dans la trajectoire mortifère dont nous avons hérité, comme le montre les travaux de l’historien François Jarrige. A ce sujet, ce dernier fait d’ailleurs l’observation suivante : « écrire l’histoire de ces plaintes, ce n’est pas désarmer le présent en montrant la vacuité ou l’éternel échec de la critique. C’est au contraire proposer un détour par quelques expériences passées, oubliées et méprisées, afin d’offrir des voies pour renouveler la critique sociale et décoloniser nos imaginaires. Le passé nous apprend […] que les évidences du présent se sont construites en permanence en disqualifiant d’autres trajectoires possibles »2. Plus que jamais d’actualité, donc, c’est cette Histoire qui rejaillit aujourd’hui comme un retour de flamme, un passé toujours plus présent dont nous commençons seulement à sentir les conséquences, alors que, au même moment, le temps s’étire devant nous, vertigineux, dessinant les contours d’un avenir qui s’assombrit à mesure que notre incapacité à trouver des alternatives plonge toujours un peu plus le système Terre dans l’instabilité – et condamne les générations pour les siècles à venir. Un constat résumé dans une formule lapidaire par le chercheur Andreas Malm : « Une éternité se joue maintenant »3.

Après plus de trente ans de négociations internationales lourdement orientées par le credo néolibéral, où en est-on aujourd’hui ? Les émissions4 ont continué de grimper en flèche : 354 ppm, en 1992, quand le monde saluait avec enthousiasme la Convention Cadre des Nations Unies sur les changements climatiques ; 364 ppm, en 1997, alors que les Etats s’accordaient à Kyoto sur un protocole de réduction des émissions ; 380 ppm en 2005, lorsque le protocole entrait enfin en vigueur, sans les Etat-Unis qui refuseront de le ratifier ; la barre des 400 ppm était dépassée en 2015, quand, au Bourget, la diplomatie internationale sabrait le champagne pour fêter le fameux Accord de Paris ; un record de 423 ppm est atteint en 2023, au moment où, pour la première fois, une COP sera dirigée par le PDG de l’une des plus grandes sociétés nationales au monde d’extraction d’énergies fossiles, la Abu Dhabi National Oil Company. La confiance – l’arrogance ? – des grands industriels est au zénith. Pour rappel, avant l’industrialisation du monde, la concentration de CO2 dans l’atmosphère avoisinait de 280 ppm. Elle a donc connu une croissance de presque 50 % depuis l’industrialisation, dont plus de la moitié depuis le début des négociations climatiques5 – comme en témoigne la courbe ci-contre6.

Trente ans de diplomatie, trente ans de politiques néolibérales, trente ans de « progrès » technologiques. Et une courbe des émissions qui n’a cessé d’augmenter, pendant que, dans le même temps, la biodiversité s’effondrait. Difficile d’y voir autre chose qu’un échec cuisant du marché et de sa diplomatie. Autrement dit, le modèle néolibéral, sa croissance économique déréglementée, ses technologies et les objectifs de protection de l’environnement sont profondément incompatibles7. Or, dès le début des années 1970, les chercheurs et chercheuses à l’origine du Rapport Meadows avertissaient dirigeant.es et industriels du monde occidental de l’impossibilité d’une croissance infinie, et mettaient en garde contre le tout technologique pour répondre aux dégâts engendrés par cette dernière – sous peine d’effondrement planétaire du système.

C’est pourtant le modèle néolibéral qui s’est imposé : sa croissance, ses privatisations, ses dérégulations et son marché. La pensée à court terme a triomphé, avec ses logiques de gains immédiats et les conséquences que l’on sait. Le pouvoir des multinationales atteint des sommets.

Prisonniers d’une conception du monde, les dirigeant.es sont incapables de contrôler des secteurs industriels dont l’activité menace pourtant les conditions de la vie sur Terre, à commencer par le climat et la biodiversité. Et, comme le montrent nombre de publications sur ce site (cf. « Laissez-faire »), lorsqu’apparaissent de timides efforts de régulation, les industriels développent des trésors de créativité pour défendre produits et profits : campagnes de désinformation médiatique, corruption de chercheur.euses, lobbyisme, diffamation de scientifiques, petits complots8 ne sont que quelques-unes des stratégies employées par le secteur privé pour lutter contre les tentatives de régulation du tabac, des énergies fossiles, de la pharma ou encore de l’agrochimie. Le statut quo est préservé. Les profits des majors du pétrole aussi. En dernière instance, le marché et la technologie sauront bien nous sauver ?

La boucle est bouclée. Genre de prophétie autoréalisatrice, à force de marteler qu’il n’y pas d’autre solution que le marché, nos sociétés et nos imaginaires semblent devenus totalement prisonniers du tout puissant marché et contemplent le spectacle de la désolation à venir offert par l’économie néolibérale et son cortège de technologies salvatrices. Le capitalisme est mort, vive le capitalisme ?

S’il s’agit bien là de la seule alternative, envisagée à l’échelle de la biosphère, on peine à se dire qu’elle résiste à l’épreuve du temps. Idéologie mortifère, le modèle néolibéral a fait long feu. Si nous entendons préserver les conditions d’habitabilité de la Terre, il est grand temps d’explorer les alternatives ignorées, les idées nouvelles, de sortir des sentiers battus, de remettre au goût du jour des manières de voir écartées par le tout puissant marché, de cesser d’envisager le monde sous les seuls prismes du marché et du « progrès » technologique. « There is no alternative » ? En effet, il n’y pas d’autre solution, si nous voulons préserver les conditions d’habitabilité de la Terre, il faudra changer de système.

 

antipolis, décembre 2023.

 

 

2

François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, Paris, 2016, 346-347.

3

Andreas Malm, Avis de tempête. Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, Editions La fabrique, Paris, 2023, p. 11.

4

Notons que le CO2 qui est ici pris à titre d’exemple n'est bien sûr que l'un des gaz à effet de serre.

6

Les données utilisées pour cette courbe commencent au début de notre ère. Le dernier relevé correspond à l'année 2022. Moyenne annuelle en parties par million. Source : IAC Switzerland & NOAA-ESRL.

7

William J. Ripple et al., « The 2023 State of The Climate : Entering Uncharted Territory », in Bioscience, Oxford University Press, 2023, p. 7. Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, Actes Sud, Paris, 2025, voir en particulier les chapitres 1 à 8.

8

Voir à ce sujet les travaux de Naomi Oreskes et Erik Conway, Les marchands de doute, Ed. Le Pommier, Paris, 2014. Voir également Stéphane Foucart, La fabrique du mensonge, Ed. Gallimard, Paris, 2014.