Tabagisme : attaques contre le consensus scientifique
En 2006, dans un jugement désormais célèbre, la juge Gladys Kessler a ordonné aux géants américains du tabac d’arrêter de mentir. Après avoir entendu 84 témoins et examiné des dizaines de milliers de documents, Gladys Kessler, juge à la Cour des Etats-Unis pour le district de Washington D.C., a motivé sa décision dans un document de 1652 pages. Rédigé en une année, il détaillait la stratégie très pointue mise au point par l’industrie du tabac pour nier les effets nocifs du tabagisme. « Obnubilés par les profits, a-t-elle expliqué dans United States of America vs Philip Morris USA, les cigarettiers ont promu et commercialisé leur produit mortel avec beaucoup de détermination, en trompant le public sur sa nocivité, sans se soucier de la tragédie humaine ou des coûts sociaux de leur activité. »
Comme l’a souligné la juge Kessler, le Département de la Justice a présenté « des preuves incontestables » d’une conspiration visant à tromper délibérément la population. Dans son jugement en vertu de la loi anticorruption RICO (Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act), elle a ordonné aux géants du tabac – entre autres mesures – de cesser d’affirmer que les cigarettes « à faible teneur en goudrons » réduisent le risque de maladies, car de tels produits n’existent pas.
Pourtant, dans une douzaine de procès en cours aujourd’hui [n.d.t. : l’article a été écrit en 2016], Philip Morris continue d’affirmer que ces cigarettes « à faible teneur en goudrons » apportent des bénéfices pour la santé. Et le fabricant assure depuis 2010 que les Marlboro Gold (autrefois Marlboro Light) exposent moins au risque de développer un cancer !
« le scénario d’origine a été écrit par les cigarettiers au début des années 50. Ensuite il s’est diffusé partout, touchant tous les secteurs industriels, impactant tous les domaines, des produits chimiques au réchauffement climatique. »
Pour trouver des scientifiques disposés à étayer de telles affirmations, Philip Morris s’est tourné vers les cabinets spécialisés dans la défense de produits qui travaillent pour l’industrie chimique. Ces cabinets de conseil disposent d’un vivier de scientifiques qui soutiennent volontiers dans les revues médicales, les prétoires et auprès d’agences de régulation que les produits chimiques de leurs clients ne menacent pas la santé, ou si peu. En critiquant de manière inconsidérée les travaux d’autres scientifiques, en montant en épingle le questionnement inhérent aux sciences de la santé et en semant le doute et la confusion, ces cabinets de conseil ont réussi à repousser l’arrivée de réglementations essentielles. C’est ainsi que l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) a dû remettre à plus tard sa tentative de réguler l’usage de produits chimiques courants mais dangereux comme le formaldéhyde, l’arsenic et le chrome hexavalent.
De fait, c’est l’industrie du tabac qui avait inventé cette stratégie. Comme l’a rappelé Matt Myers, président de la campagne pour une enfance sans tabac (Campaign for Tobacco-free Kids), « le scénario d’origine a été écrit par les cigarettiers au début des années 50. Ensuite il s’est diffusé partout, touchant tous les secteurs industriels, impactant tous les domaines, des produits chimiques au réchauffement climatique. » Aujourd’hui, pour briser le consensus scientifique sur la dangerosité des cigarettes dites légères, les cigarettiers s’appuient sur des consultants aguerris qui ont peaufiné auprès d’autres grands groupes industriels les méthodes qu’ils avaient eux-mêmes inventées jadis.
La stratégie dilatoire des cigarettiers continue d’avoir des conséquences tragiques : des millions de personnes sont mortes prématurément. Selon les statistiques des Centres de contrôle et de prévention des maladies (Centers for Disease Control and Prevention – CDC), le tabagisme tue chaque année 480’000 personnes aux Etats-Unis, ce qui correspond à un décès sur cinq. Et en cinquante ans – depuis l’avertissement donné par le Surgeon General en 1964 – le tabac a tué plus de 20 millions d’Américains, soit 15 fois plus que le nombre de soldats morts dans les conflits armés impliquant les Etats-Unis ! Et même si des millions de personnes ont réussi à arrêter la cigarette, le tabagisme est toujours la première cause de décès évitables aux Etats-Unis.
Des cigarettes trompeuses
Comment en est-on arrivé là ? Au début du XXe siècle, la cigarette n’était pas encore un accessoire de mode. Le cancer du poumon était même si rare que certains médecins n’avaient jamais vu le moindre cas. Mais la célèbre série « Mad Men » où tout le monde a une cigarette entre les doigts reflète bien la réalité : aux alentours de 1955, deux tiers des Américains et un tiers des Américaines fument. C’est précisément à cette époque que le cancer du poumon est devenu la forme de cancer la plus courante aux Etats-Unis.
Cette coïncidence a attiré l’attention des chercheurs. En décembre 1952, le magazine Reader’s Digest a publié un bref article qui a fait l’effet d’un électrochoc. Il compilait divers travaux scientifiques reliant l’épidémie de cancer à la consommation de tabac. Et un an plus tard, le Time relata que des chercheurs avaient réussi à déclencher des tumeurs cancéreuses en enduisant des souris de goudrons présents dans la fumée de cigarettes. L’un des chercheurs affirma carrément : « Sans l’ombre d’un doute, fumer provoque le cancer ».
La mission du TIRC ? Utiliser la science à des fins de communication, se réclamer d’un discours scientifique, entretenir le doute et la confusion en affirmant sans relâche : « Il n’y a pas de preuve que les cigarettes provoquent le cancer. »
L’industrie du tabac fut prise de panique. Le 14 décembre 1953, les directeurs des principaux fabricants de cigarettes organisèrent une réunion secrète à l’hôtel Plaza de New York pour trouver le moyen de contrer cette mauvaise presse. Comme l’a précisé la juge Kessler dans son jugement de 2006, il en résulta une stratégie conjointe qui avait un but précis : induire le public en erreur sur les dangers du tabagisme en manipulant la science.
Les cigarettiers décidèrent alors de créer un organe commun dédié à la recherche, soi-disant pour clarifier les faits : le Tobacco Industry Research Council (TIRC). Des chercheurs indépendants furent engagés comme le généticien et cancérologue Clarence Cook Little, qui va servir de caution scientifique. La mission du TIRC ? Utiliser la science à des fins de communication, se réclamer d’un discours scientifique, entretenir le doute et la confusion en affirmant sans relâche : « Il n’y a pas de preuve que les cigarettes provoquent le cancer. »
Mais les preuves scientifiques ne cessaient de s’accumuler. Alors quand le Surgeon General, après avoir compilé 7’000 articles, annonça publiquement en 1964 que la cigarette était cancérigène, on aurait pu s’attendre à ce que la controverse entretenue par les cigarettiers disparaisse. De nombreux fumeurs ont arrêté de fumer à cette époque. Mais les cigarettiers, tout comme les scientifiques à leur solde, ont nié de plus belle, pendant 35 longues années, tout lien entre cigarettes et cancer.
Face au recul de la consommation, les industriels du tabac décidèrent de développer de nouvelles cigarettes, plus sûres en apparence. L’idée était d’inciter les fumeurs inquiets pour leur santé à changer de marque plutôt qu’à cesser de fumer. Les cigarettiers ont d’abord ajouté des filtres. Puis ils ont lancé les cigarettes à « faible teneur en goudrons ». Les consommateurs n’y ont vu que du feu. En quelques années, ces cigarettes ont dominé le marché : commercialisées en 1971, les Marlboro Light sont rapidement devenues les cigarettes les plus vendues aux Etats-Unis.
Ces nouvelles cigarettes ont bénéficié des recherches internes des fabricants, longtemps tenues secrètes. En effet, ils avaient découvert dès le début des années 60 que la nicotine était à l’origine d’une dépendance. Ils avaient appris à l’utiliser. Et ils savaient aussi qu’avec une cigarette à faible teneur en nicotine et en goudrons, les fumeurs allaient s’arranger pour obtenir la dose de nicotine dont ils avaient besoin, quitte à modifier leur comportement, par exemple en aspirant plus de fumée dans les poumons.
« Si vous modifiez la quantité de nicotine inhalée en diluant la fumée, les fumeurs changent leur manière de fumer. Ils prennent des bouffées plus longues. Ils inhalent plus profondément la fumée. Et ils augmentent leur ration quotidienne de cigarettes pour obtenir la dose de nicotine qui leur est nécessaire. »
En 1967, suite à une nouvelle directive, la Commission fédérale du commerce (Federal Trade Commission) décida de mesurer les taux de nicotine et de goudrons de toutes les marques à l’aide de machines à fumer, ce qui incita les cigarettiers à modifier la conception des cigarettes. Comme l’a révélé plus tard l’Institut national du cancer (National Cancer Institute – NCI), ces cigarettes « nouvelle génération » ont été développées non pas pour réduire la quantité de goudrons inhalée par les fumeurs, mais pour tromper les machines à fumer. La technique était simple : ils percèrent de minuscules orifices de ventilation dans le papier et le filtre pour apporter de l’air et diluer la fumée. Cette dilution permettait d’abaisser artificiellement les taux de goudrons mesurés sur la machine. Mais l’homme n’est pas une machine : ces micro-perforations ne réduisent pas la quantité de goudrons inhalée par les fumeurs. Et les cigarettiers le savaient.
Invité à témoigner pour les victimes lors du récent procès en nom collectif de Saint Louis (Missouri), le professeur à la retraite David Burns, de l’université de Californie à San Diego, membre du groupe d’experts chargé de la relecture de divers rapports du Surgeon General, a expliqué ce paradoxe : « Si vous modifiez la quantité de nicotine inhalée en diluant la fumée, les fumeurs changent leur manière de fumer. Ils prennent des bouffées plus longues. Ils inhalent plus profondément la fumée. Et ils augmentent leur ration quotidienne de cigarettes pour obtenir la dose de nicotine qui leur est nécessaire. »
Au cours du même procès, William Farone, ancien directeur de recherche de Philip Morris de 1977 à 1984, a confirmé que bien avant son arrivée dans l’entreprise, son employeur avait déjà lancé des études révélant que les fumeurs tiraient plus sur leur cigarette et fumaient avec plus d’intensité quand ils passaient d’une cigarette ordinaire à une cigarette « à faible teneur en goudrons ». Il a également précisé que mis à part les perforations dans le papier et le filtre, il y avait peu de différences entre les Marlboro Rouge et les Marlboro Light.
Les experts en santé publique n’ont découvert le pot aux roses que des années après les faits. Une étude de l’American Cancer Society publiée en 1996, portant sur 200’000 fumeurs, a révélé que le nombre de décès dus au cancer des poumons a même pris l’ascenseur quand les cigarettes « à faible teneur en goudrons » ont commencé à dominer le marché. Selon ces experts, cette évolution s’explique par des températures de combustion plus faibles et par l’inhalation plus profonde de la fumée qui permet aux substances cancérigènes, comme les goudrons, de pénétrer profondément dans les tissus des poumons.
Des « correctifs » difficiles à imposer
Mettre en doute le consensus scientifique peut rapporter gros. Et les risques sont faibles. Lors du procès historique basé sur la loi RICO, le Département de la Justice avait demandé que les fabricants de cigarettes restituent leurs profits illégaux, soit quelque 480 milliards de dollars. Mais une cour d’appel a décidé, en marge du procès, que ce montant ne pouvait pas être réclamé : la loi anticorruption et antiracket ne permet pas de sanctionner un comportement passé.
La juge Kessler a dû se contenter d’exiger que les cigarettiers cessent de violer la loi. Et elle leur a ordonné, entre autres, de ne plus utiliser des termes trompeurs comme light, ou mild. Les fabricants de cigarettes ont contesté sa décision en invoquant le premier amendement, sur la liberté d’expression. Quelques années plus tard, le jugement de la juge Kessler a été confirmé.
Dans l’intervalle, Philip Morris a engagé des scientifiques liés aux cabinets de conseil Gradient Corp. et Ramboll, spécialisés dans la défense de produits. Ils ont affirmé dans plusieurs procès que les cigarettes « à faible teneur en goudrons » étaient plus sûres que les cigarettes ordinaires.
Selon Sharon Eubanks, avocate principale du Département de la Justice lors du procès de 2006, Philip Morris violait clairement le jugement de la juge Kessler : celui-ci interdit toute déclaration publique disant que les cigarettes « à faible teneur en goudrons » apportent des bénéfices, même si ces déclarations émanent d’un consultant de Philip Morris. Le Département de la Justice aurait dû déposer une requête auprès de la juge Kessler pour que le jugement de 2006 soit respecté. Ni le porte-parole du gouvernement ni Philip Morris n’ont souhaité réagir.
Dix ans après le jugement de 2006 et cinq ans après la publication officielle de ces « messages rectificatifs », les fabricants de cigarettes continuent de faire appel de son jugement.
De procédure d’appel en procédure d’appel, la juge Kessler, dans son jugement corrigé de 2011, a fini par rappeler aux cigarettiers qu’ils avaient l’obligation de publier les « correctifs » suivants dans leur publicité et sur leur site internet, afin de faire clairement état des dangers des cigarettes « légères » et à « faible teneur en goudrons » :
a) Nombreux sont les fumeurs qui adoptent des cigarettes « légères » et « à faible teneur en goudrons » parce qu’ils pensent qu’elles sont moins nocives que les cigarettes ordinaires. Ce n’est pas le cas.
b) Les fumeurs de cigarettes « légères » et « à faible teneur en goudrons » inhalent globalement la même quantité de goudrons et de nicotine que s’ils fumaient des cigarettes ordinaires.
c) Toutes les cigarettes, qu’elles soient « légères », « ultralégères » ou ordinaires provoquent le cancer, des maladies pulmonaires, des crises cardiaques et des décès prématurés. Toutes sont nocives.
Dix ans après le jugement de 2006 et cinq ans après la publication officielle de ces « messages rectificatifs », les fabricants de cigarettes continuent de faire appel de son jugement. Aucun fabricant n’a imprimé ces messages.
Le Congrès américain a approuvé les constatations de la juge Kessler qui font partie intégrante du jugement d’origine. Il a également promulgué en 2009 une loi interdisant aux cigarettiers d’utiliser les termes « cigarettes légères », ou « cigarettes à faible teneur en goudrons ». Mais Philip Morris estime que les recherches menées depuis 2006 lui permettent d’affirmer que les cigarettes « à faible teneur en goudrons » sont plus sûres que les cigarettes ordinaires.
Des prises de position « très inhabituelles »
Le bras de fer continue. Recruté par Gradient Corp., cabinet de conseil spécialisé dans la défense de produits, Peter Valberg a été le témoin vedette de Philip Morris lors de la class action de Boston, une saga judiciaire de 17 ans qui est entrée dans sa phase finale en novembre 2015. Peter Valberg a un parcours intéressant : il a poursuivi pendant 24 ans une carrière académique à l’Ecole de santé publique de Harvard avant de travailler comme consultant pour l’Agence de protection de l’environnement et pour le Département de la Justice. Pour ses travaux sur les cigarettes « légères », il a collaboré avec Julie Goodman, également employée par le cabinet de conseil en qualité de scientifique principale.
Lors du procès de Boston, Peter Valberg a présenté un diaporama montrant que les Marlboro Light produisaient moins de goudrons. D’après lui, elles réduisent donc le risque de maladies.
Son diaporama était basé sur sa propre analyse (non publiée) de données publiques et surtout sur une étude diligentée par Philip Morris. Publiée en 2008, deux ans après la décision de la juge Kessler, cette étude portait sur 70 fumeurs qui étaient passés des Marlboro Rouge « Full-Flavor » aux Marlboro Light. Des échantillons d’urine avaient été prélevés pendant 24 semaines et analysés. Ils révélaient que les taux moyens de nicotine des fumeurs de Marlboro Light avaient baissé de manière significative pendant ces six mois.
Reste que Peter Valberg a passé sous silence l’autre volet de l’étude : les taux de nicotine des fumeurs qui étaient restés fidèles aux Marlboro Rouge avaient également été analysés. Ils formaient ce qu’on appelle « le groupe de contrôle ». Lors d’essais cliniques effectués pour tester un nouveau médicament, le groupe de contrôle est celui qui reçoit un placebo − et non le traitement − ce qui permet de clarifier si le médicament testé est plus efficace que le placebo. Dans le cadre de l’étude de Philip Morris, le groupe de contrôle devait permettre de déterminer s’il était judicieux ou non de passer des Marlboro Rouge « Full-Flavor » aux Marlboro Light.
De fait, les taux moyens de nicotine ont baissé pour les deux groupes. Fumer des Marlboro Light ne valait pas mieux que fumer des Marlboro Rouge. Dans la conclusion de l’étude publiée, les chercheurs de Philip Morris ont émis l’hypothèse que l’environnement contrôlé avait sans doute modifié la manière de fumer des fumeurs.
Lors de son contre-interrogatoire, Peter Valberg s’est énervé quand la question du groupe de contrôle a été évoquée. Il a expliqué que le but de l’étude était d’examiner ce qui se passait quand les fumeurs optaient pour les cigarettes « légères », pas de comparer les deux groupes.
C’est le professeur Peter Shields, oncologue auprès du Comprehensive Cancer Center de l’Université de l’Ohio, qui a été chargé d’évaluer l’étude de Peter Valberg pour les avocats des victimes. A y regarder de plus près, a-t-il déclaré, cette étude corrobore les autres travaux qui ont établi que les cigarettes « légères » n’apportent aucun bénéfice pour la santé. Mais l’attitude de Peter Valberg l’a choqué : « Le docteur Valberg adopte une position très inhabituelle dans une class action liée au tabac en affirmant que les cigarettes dites légères réduisent de 25% le risque de cancer du poumon ! Cela s’oppose au consensus scientifique qui est très clair : les cigarettes « à faible teneur en goudrons » augmentent au contraire le risque de cancer du poumon. »
L’étude présentée par Peter Valberg au procès de Boston contredit ainsi les conclusions du Surgeon General, soit la plus haute autorité des Etats-Unis en matière de santé. Elle va également à l’encontre de l’Académie nationale des sciences. Enfin, elle s’oppose à la monographie de l’Institut national du cancer (National Cancer Institute – NCI).
Ce rapport de 236 pages rédigé en 2001 par un groupe d’experts était parvenu à la conclusion suivante : « Fumer des cigarettes dites légères, dont les filtres sont ventilés, explique au moins en partie l’augmentation du nombre de cas de cancer des poumons chez les fumeurs dépendants qui sont passés des cigarettes classiques aux cigarettes à faible teneur en goudrons et en nicotine ».
Recruté par le cabinet Ramboll Environ comme consultant pour Philip Morris et l’industrie chimique, Kenneth Mundt a lui aussi critiqué la monographie du NCI, cherchant à la décrédibiliser. Contrairement à Peter Valberg, Kenneth Mundt n’a pas témoigné lors du procès de Boston, mais ses rapports d’expertise sont souvent cités par ailleurs. « De nombreux experts du pays, a-t-il affirmé, y compris ceux qui ont rédigé la monographie de l’Institut national du cancer, sont parvenus à des conclusions qui ne tiennent pas compte de l’ensemble des preuves, si bien que leurs assertions sont largement sans fondement. »
Le professeur Jonathan Samet de l’Université de Californie du Sud, qui a relu la monographie à la demande du NCI, a répliqué qu’elle avait fait l’objet d’un examen critique minutieux par des pairs. Il a signalé qu’en 2002, il avait lui-même dirigé un groupe de 25 experts qui s’étaient réunis pendant dix jours pour évaluer le rapport sur le tabagisme du Centre international de recherche sur le cancer (International Agency for Research on Cancer), un organisme qui fait partie de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Il était donc bien placé pour rappeler le consensus scientifique : les cigarettes « à faible teneur en goudrons » ne réduisent pas le risque de maladies.
Directeur du Centre de recherche et d’éducation de la lutte antitabac, le professeur Stanton Glantz de l’Université de Californie à San Francisco s’est indigné de l’attaque de Kenneth Mundt contre la monographie du NCI. « C’est tout à fait ridicule, a-t-il rétorqué, les documents de ce type sont soumis à une rigoureuse évaluation par des pairs. Et ces derniers ont plutôt tendance à être trop prudents ». Ni Peter Valberg ni Kenneth Mundt n’ont souhaité réagir.
Cela dit, l’étude de Philip Morris a également été évaluée par des pairs. Mais elle a été publiée dans la revue scientifique Regulatory Toxicology and Pharmacology. Or cette revue est sujette à caution : proche des industriels, elle publie surtout des travaux de recherche financés par l’industrie chimique.
Son directeur de publication, Gio B. Gori, a d’ailleurs un parcours pour le moins sinueux. Ancien directeur-adjoint du NCI, il était devenu consultant pour l’industrie du tabac. En 1976, alors qu’il travaillait encore pour l’Institut national du cancer, Gio B. Gori avait fait les grands titres de la presse nationale en affirmant que l’on pouvait fumer jusqu’à deux paquets par jour de cigarettes « à faible teneur en goudrons », sans augmenter notablement le risque de cancer! Il a aussi envoyé des lettres à des revues scientifiques, à la demande du cigarettier Brown & Williamson, pour attaquer les travaux de divers chercheurs. Enfin, Gio B. Gori est l’auteur d’un manuscrit rédigé en 1987 qui commence par ces mots : « Durant la dernière décennie, et tout récemment encore, des études scientifiques ont révélé que fumer contribuait, tout bien considéré, à prévenir certaines maladies et à augmenter la durée de vie. »
Après avoir évalué le manuscrit de Gio B. Gori, Peter Lee, consultant pour l’industrie du tabac, a envoyé une lettre confidentielle à un cadre de British-American Tobacco (BAT): « Le document de Gio B. Gori n’a aucune valeur, a-t-il expliqué. Il est partial et les nombreuses déclarations tapageuses de ce monsieur ne sont pas étayées par des preuves suffisamment précises. » Un juriste de BAT a alors suggéré que la compagnie surveille de plus près le travail de ses consultants : « Le manuscrit de Gio B. Gori a clairement besoin d’être retravaillé pour pouvoir être considéré comme un papier scientifique de premier plan. Selon l’opinion générale, ce sera difficile. » Gio B. Gori n’a pas souhaité réagir.
La class action de Boston a pris fin en février 2016. Edward Leibensperger, juge à la Cour supérieure de justice de Boston, s’est prononcé en faveur des victimes. Philip Morris a été condamné à verser 4,9 millions de dollars de dommages et intérêts. « L’analyse des données faite par le docteur Valberg manquait de rigueur et contredisait le consensus scientifique, a expliqué le juge Leibensperger. De plus, l’étude du docteur Valberg n’a pas été évaluée par des pairs. A mon avis, a-t-il poursuivi, le témoignage du docteur Shields est bien plus convaincant que le témoignage du docteur Valberg. »
Ce n’est pas la première fois que les travaux de Peter Valberg sont sévèrement critiqués. En 2008, Peter Valberg avait accepté, contre rémunération, de publier des articles scientifiques pour étayer la théorie d’un avocat de l’industrie, dans le cadre d’un procès sur l’amiante. Ces articles devaient établir un lien entre cigarettes et mésothéliome, un cancer très rare qui est presque toujours dû, en fait, à une exposition à l’amiante. En semant le doute et la confusion, ces articles auraient permis à l’avocat de l’industrie de marquer des points. Mais le comité de relecture a recommandé le rejet de ces articles.
« Ce n’est pas de la science »
En soutenant devant les tribunaux, comme tout récemment, que les cigarettes « à faible teneur en goudrons » sont moins nocives que les cigarettes ordinaires, Philip Morris n’hésite pas à aller à l’encontre les recherches internes de l’entreprise. Reste que la ténacité du cigarettier a payé : sur les 149 procès liés aux méfaits du tabac et jugés depuis 1999, Philip Morris en a remporté 77. Nul doute que les fonds investis dans la recherche pour étayer ses arguments ont joué un rôle décisif, tout comme les sommes consacrées à l’engagement d’experts disposés à témoigner en sa faveur.
Le professeur Neal Benowitz de l’université de Californie à San Francisco, chercheur à ses débuts dans le domaine des cigarettes « à faible teneur en goudrons », n’y va pas par quatre chemins. A son avis, affirmer devant une cour de justice que les cigarettes « légères » sont plus sûres va tellement à l’encontre du consensus scientifique que cela détruirait sans doute la réputation de tout chercheur. Reste que Philip Morris n’engage pas de chercheurs qui ont consacré leur vie à l’étude du tabac. « Peter Valberg est un inconnu dans le monde de la recherche sur le tabac, note finement Neal Benowitz. J’imagine que ce qu’il raconte ne ternit pas sa réputation.»
« Ce ne sont pas des scientifiques », conclut le professeur Stanton Glantz en parlant des scientifiques recrutés par les cabinets spécialisés dans la défense de produits. « Il s’agit d’individus actifs dans les relations publiques qui ont décroché des diplômes dans un domaine scientifique. Ces individus gagnent leur vie en produisant les résultats que leurs clients souhaitent : ce qu’ils font, ce n’est pas de la science. » C’est un simulacre de science.