« L’avertissement de l’industrie du tabac est clair et net ». Image archivée dans le cadre du Programme de Recherche sur l’impact de la publicité cigarettière (SRITA), Université de Stanford.
« L’avertissement de l’industrie du tabac est clair et net ». Image archivée dans le cadre du Programme de Recherche sur l’impact de la publicité cigarettière (SRITA), Université de Stanford.

Tabac : nouveau produit, vieilles méthodes

Paru en 2017 dans la Revue médicale suisse, sous la plume de son rédacteur en chef Bertrand Kiefer, cet article témoigne de certains des stratagèmes utilisés par l'industrie du tabac pour préserver son image : exiger le retrait pur et simple de publications scientifiques dont les résultats lui sont défavorables.
« L’avertissement de l’industrie du tabac est clair et net ». Image archivée dans le cadre du Programme de Recherche sur l’impact de la publicité cigarettière (SRITA), Université de Stanford.
« L’avertissement de l’industrie du tabac est clair et net ». Image archivée dans le cadre du Programme de Recherche sur l’impact de la publicité cigarettière (SRITA), Université de Stanford.

L’engouement pour la cigarette ne passe pas, mais baisse. Pour freiner cette baisse, l’industrie cigarettière agit à plusieurs niveaux. En renforçant son marketing, d’abord, en particulier auprès des jeunes. Dans ce domaine, son action est puissante, moderne et utilise une science psychologique de pointe. Mais elle agit aussi en essayant de contrer toutes les mesures efficaces de prévention du tabagisme, à travers un intense lobbying politique. Là encore, les moyens investis sont gigantesques et les tactiques sont à la fois discrètes et intelligentes. En même temps, l’industrie cherche à tout prix à lancer de nouveaux produits. Il y a les cigarettes électroniques, bien sûr. L’ennui est que leur vente est moins rentable et échappe en grande partie aux industriels historiques. C’est pourquoi Philip Morris a sorti de ses laboratoires un système qu’elle présente comme novateur, dans lequel le tabac n’est pas brûlé mais chauffé, appelé Iqos. L’ambition est énorme. Comme marché test, avant un lancement mondial, l’entreprise a choisi quelques pays, dont la Suisse. Des méthodes inédites de promotion sont envisagées. Pour ajouter une nouvelle facette à ses multiples systèmes d’influence, Philip Morris a décidé d’ouvrir dans le quartier du Flon, au cœur de Lausanne, un spectaculaire centre high-tech de 700 m2 avec café, restaurant et espace de musique et de coworking. Derrière les activités de service, le but réel est la promotion de Iqos, avant tout auprès des jeunes, dans leur quartier et en utilisant leurs codes culturels.

Que connaît-on de ce nouveau produit ? Ce qu’en disent les recherches financées par l’industrie. Aucune étude indépendante n’a été menée. C’est pour combler cette lacune qu’une équipe de chercheurs de la Policlinique médicale universitaire (PMU) de Lausanne et de l’Hôpital de l’Ile ont analysé, en laboratoire, le fonctionnement de Iqos. Puisque la Suisse est un pays test, il leur semblait essentiel qu’elle joue aussi un rôle de pionnier dans l’investigation scientifique. Publiée sous forme de « research letter » dans le JAMA Internal Medicine du 22 mai 20171, leur étude montre un rejet, en particulier via un processus de pyrolyse, de substances aussi nocives que celles émises par la cigarette normale. Contrairement aux insinuations de Philip Morris, Iqos n’est donc pas nettement moins nocif que la cigarette. Et les substances qu’il émet peuvent aussi exercer leur toxicité par inhalation passive.

« Le 8 juin, lors d’un colloque, Jean-Daniel Tissot, doyen de la faculté de biologie et médecine de l’Université de Lausanne, révèle avoir reçu de Philip Morris une lettre recommandée adressée à la faculté exigeant le retrait de l’étude. »

Susceptibles d’entraver le développement mondial de leur produit stratégique, ces résultats ont, comme il était prévisible, fortement mécontenté l’entreprise Philip Morris. Surtout que leur publication est suivie, fait exceptionnel, d’une « editor’s note »2 qui souligne l’importance de l’étude et se conclut par : « J’espère que la FDA [Food and Drug Administration] n’approuvera pas [ce produit]… ». Et cela juste au moment où la FDA allait peut-être l’admettre comme moins dangereux que la cigarette. Dans un premier temps, l’entreprise réagit en exprimant sa surprise. Et en contestant la méthodologie des auteurs. Mais très vite, le réflexe procédurier prend le dessus. Le 8 juin, lors d’un colloque, Jean-Daniel Tissot, doyen de la faculté de biologie et médecine de l’Université de Lausanne, révèle avoir reçu de Philip Morris une lettre recommandée adressée à la faculté exigeant le retrait de l’étude. Scandalisé mais pas désarçonné, il annonce que sa faculté et l’ensemble de l’université se défendront par tous les moyens face à « une atteinte à la liberté académique, qui doit absolument être garantie à nos chercheurs ».

En agissant ainsi à l’encontre des codes scientifiques, Philip Morris instille le soupçon quant à l’esprit des travaux qu’elle a financés. Son exigence que l’étude dérangeante pour elle soit retirée, exigence accompagnée d’une menace juridique (au moins implicite), représente une perversion de l’esprit scientifique : la recherche, en effet, n’est pas conçue pour répondre à des arguments de type juridique, mais pour faire avancer la science. La publication d’un article ne signifie pas qu’il soit incontestable (c’est justement le propre d’une affirmation scientifique, selon Karl Popper, d’être falsifiable, ou réfutable). Au contraire : elle soumet les résultats au dialogue et à la contestation. Ainsi, Philip Morris est en droit de répondre à l’article, mais selon les procédés du débat scientifique : par une lettre argumentée à l’éditeur de la revue qui a publié l’article ou par d’autres articles. Le problème est épistémologique. Si la science devient d’emblée scrutée et muselée par le droit, elle ne peut plus progresser.

« D’où la question : comment les politiciens peuvent-ils considérer comme fiable une pareille industrie ? »

Cette quérulence de l’industrie du tabac n’a rien de nouveau. Mais, au regard de son passé, on reste malgré tout interloqué : comment Philip Morris ose-t-elle attaquer une étude universitaire avec autant de violence ? Son histoire est tissée de tellement de mensonges et de dissimulations à propos de la toxicité du tabac et du tabagisme passif que le moins qu’on pourrait attendre, désormais, c’est un certain respect de la démarche universitaire. Faut-il rappeler à Philip Morris qu’elle a financé en catimini, durant des décennies, un professeur de l’Université de Genève, en participant à une « fraude scientifique » qualifiée de « sans précédent » (l’expression a été maintenue à la suite d’un procès) ? « Les études épidémiologiques concernant la fumée passive conduites par le Pr. Ragnar Rylander répondaient à des initiatives de l’industrie du tabac, qui attendait de ces études qu’elles étayent un message sceptique sur les effets de la fumée passive, selon une logique stratégique définie par elle » écrit la commission d’enquête de l’université de Genève 3. Il n’y a pas que cela.

Il y a ce que révèlent les milliers de documents internes des cigarettiers rendus publics à la suite d’une décision judiciaire de l’Etat du Minnesota. Dans un article publié par Médecine et Hygiène 4, le Pr. Gérard Dubois, résume en ces termes ce qu’ils disent de cette industrie : « Elle a caché les dangers du tabac, puis les a niés ; … elle a visé spécifiquement les enfants et les adolescents ; elle a organisé la contrebande internationale de ses produits ; elle a entrepris une véritable conspiration pour créer une fausse controverse sur les dangers de l’exposition des non-fumeurs à la fumée de tabac ; elle a organisé la désinformation par de faux organismes d’information ou de recherche qu’elle a été contrainte de fermer aujourd’hui aux Etats-Unis. » D’où la question : comment les politiciens peuvent-ils considérer comme fiable une pareille industrie ? Prenant en partie pour appui ses études et « conseils », notre Parlement a sabordé l’ensemble du projet de loi sur la prévention. Il refuse de suivre les pays européens dans l’instauration des paquets neutres. Il ignore les offensives marketing vis-à-vis des jeunes, pourtant parfaitement documentées. A ses yeux, l’histoire semble sans importance : elle peut se répéter.

Malgré son évidente importance pour la politique de santé, l’étude de la PMU n’a obtenu aucun financement autre que celui de l’université. Maintenant que le doute est important à propos de la nocivité d’Iqos, et que l’industrie cherche à intimider les chercheurs et l’Université de Lausanne, comment vont réagir les organismes publics de financement ? Vont-ils soutenir les nécessaires études prolongeant celle-ci, ou faire le dos rond pour ne pas devoir affronter la puissance financière et politique de Philip Morris ? Quel est le poids de la vérité scientifique, mais aussi de la santé publique, de la souffrance et des morts induites par des milliers de BPCO [brochopneumopathie chronique obstructive : ndlr] et de cancers, dans notre pays si fier de sa prospérité ?

 

 

A propos de l’auteur

Bretrand Kiefer est médecin, théologien, éthicien et rédacteur en chef de la Revue médicale suisse.

 

4

Dubois G., Tramier B., "Industrie du tabac et pandémie tabagique", Med. Hyg., 2003 ; 232 : 76