Sept ans d’ogm en argentine. Un immense océan de soja qui détruit la pampa
Il y a un an, Colonia Loma Senés était un coin tranquille du nord de l’Argentine. C’était avant l’arrivée du nuage toxique. Depuis, «le poison a envahi nos terrains et nos maisons», se souvient Filemón Sandoval, un paysan. «Aussitôt, nos yeux ont commencé à brûler et des boutons sont apparus sur les jambes de nos enfants.» Le lendemain matin, les villageois ont découvert des scènes de désolation. «Presque toutes nos récoltes étaient gravement endommagées», raconte la femme de Sandoval, Eugenia. Les semaines suivantes, des animaux domestiques sont morts ou ont mis bas des petits mort-nés. Plusieurs mois après, les bananiers étaient encore tout rabougris, et leurs fruits immangeables.
Les villageois ont très vite pointé du doigt une exploitation voisine qui cultivait du soja transgénique résistant aux herbicides à base de glyphosate [un produit peu toxique traditionnellement employé pour traiter ces cultures]. Un mois plus tard, des agronomes de l’université nationale de Formosa se sont rendus sur les lieux et ont confirmé leurs doutes. Comme des milliers d’agriculteurs qui cultivent du soja transgénique en Argentine, cette ferme avait été obligée de prendre des mesures drastiques contre les mauvaises herbes et avait arrosé ses terres – et celles du voisinage – d’un mélange d’herbicides puissants. Les villageois ont poursuivi ces exploitants devant les tribunaux et ont obtenu l’arrêt des pulvérisations et la reconnaissance du préjudice. Mais leur victoire fut de courte durée. En septembre dernier, la ferme a été reprise par de nouveaux exploitants, qui ont recommencé à pulvériser les cultures.
«Nous n’avons aucune idée des préjudices subis à l’échelle du pays, car les autorités n’exercent pas un contrôle suffisant», Walter Pengue
Le cas de Colonia Loma Senés n’est pas isolé. Au cours des huit dernières années, une énorme proportion de terres arables en Argentine a été consacrée à la culture du soja transgénique. De nombreuses plaintes ont été déposées en raison des dommages causés aux récoltes par le glyphosate et d’autres herbicides. «Nous n’avons aucune idée des préjudices subis à l’échelle du pays, car les autorités n’exercent pas un contrôle suffisant», dénonce Walter Pengue, un agroécologiste de l’université de Buenos Aires. Compte tenu de l’engouement de l’Argentine pour cette nouvelle culture, l’expert prévoit une multiplication des incidents de ce type.
La culture des OGM n’est pas la seule coupable des difficultés de l’agriculture argentine. La crise économique est aussi largement responsable. Mais l’expérience du pays dans ce domaine a mis en évidence des problèmes dont le reste du monde ferait bien de se préoccuper, notamment des pays en développement comme le Brésil, le deuxième producteur de soja de la planète après les Etats-Unis.
En 1997, l’Argentine a été l’un des premiers pays du monde avec les Etats-Unis à permettre les cultures d’OGM. L’importation massive du soja Roundup Ready de Monsanto, une variété résistante au glyphosate – produit commercialisé sous le nom de Roundup par la compagnie – a ainsi été autorisée. Les agriculteurs argentins ont vu dans cette nouvelle culture la solution à certains de leurs problèmes les plus urgents. Depuis la fin des années 1980, la pampa, la région agricole la plus vaste – 5 millions d’hectares – et la plus fertile du pays, souffrait d’une sérieuse érosion des sols sur la moitié de sa surface. Selon l’Institut national de la technologie agricole (INTA), le rendement des terres du grenier à céréales de l’Argentine avait diminué de plus d’un tiers. Pour tenter de remédier à l’érosion, les agriculteurs ont d’abord essayé de planter les graines de soja sans labourer la terre. Mais leurs champs étaient de ce fait envahis par les mauvaises herbes. Le soja Roundup Ready est alors apparu comme un cadeau du ciel. Les paysans pouvaient pratiquer la culture sans labour en se contentant de deux arrosages de glyphosate par an aux moments clés de la saison – au lieu de cinq ou six auparavant. De plus, les semences étaient livrées avec le matériel et les pesticides adéquats. Les coûts de production étaient donc moins élevés. Contrairement aux Etats-Unis, où les agriculteurs devaient payer un droit d’au moins 35 % pour cultiver des OGM, l’Argentine n’était signataire, à l’époque, d’aucun accord international sur les brevets. Monsanto ne pouvait donc les taxer que légèrement s’il ne voulait pas être concurrencé par des entreprises produisant des génériques. L’alimentation du bétail créant une demande mondiale de soja apparemment insatiable, les paysans argentins se sont rués sur le secteur. L’un des rares à générer des bénéfices, dans une économie en pleine crise. Des citadins qui souhaitaient profiter de l’aubaine ont loué des terres à de petits propriétaires appauvris et y ont cultivé du soja. Anta, l’exploitation agricole de Colonia Loma Senés poursuivie en justice, a bénéficié de ces opérations.
En 2002, près de la moitié des terres arables argentines (11,6 millions d’hectares) étaient plantées de soja, le plus souvent transgénique. Depuis la pampa, le soja a progressivement gagné des régions très pauvres et écologiquement fragiles comme les provinces du Chaco, de Santiago del Estero, de Salta et de Formosa, dans le nord du pays. Le groupe Monsanto lui-même n’avait pas imaginé que la propagation du soja Roundup Ready serait aussi rapide. Au départ, tout semblait merveilleux. De 1997 à 2002, la superficie occupée par le soja a augmenté de 75 % et le rendement a fait un bond de 173 % [voir graphique]. Les premières années, l’opération s’est également révélée salutaire pour l’environnement. L’érosion des sols s’est ralentie et le glyphosate était moins toxique que les autres produits.
«L’histoire nous montre, écrivait-il, que lorsqu’on s’en remet à une seule stratégie pour lutter contre les mauvaises herbes ou les insectes, on court à l’échec, car des réactions écologiques et génétiques s’ensuivent à long terme.» Charles Benbrook
Quand les cours mondiaux du soja ont commencé à décliner du fait de l’accroissement de l’offre, les agriculteurs argentins ont continué à prospérer, Monsanto ayant progressivement divisé par deux le prix du Roundup. Les agriculteurs argentins ont gagné au total quelque 5 milliards de dollars. Cependant, quelques agronomes ont commencé à tirer la sonnette d’alarme. La conversion générale et incontrôlée au soja transgénique avait engendré des problèmes imprévus. Dans une étude américaine publiée en 2001 par le Northwest Science and Environmental Policy Center, le conseiller en économie agricole Charles Benbrook [le José Bové américain] soulignait que les producteurs argentins de soja Roundup Ready utilisaient deux fois plus d’herbicide que ceux qui cultivaient du soja ordinaire, et cela à cause des mauvaises herbes résistantes. Il notait également que les Argentins avaient recours au glyphosate plus souvent que leurs homologues américains (2,3 applications en moyenne par an, contre 1,3). «L’histoire nous montre, écrivait-il, que lorsqu’on s’en remet à une seule stratégie pour lutter contre les mauvaises herbes ou les insectes, on court à l’échec, car des réactions écologiques et génétiques s’ensuivent à long terme.» Il recommandait aux agriculteurs argentins de réduire de moitié leurs superficies plantées de Roundup Ready afin de restreindre l’usage du glyphosate. «S’ils ne réagissent pas, ils risquent de se trouver confrontés à de graves problèmes, notamment une modification de la microbiologie du sol», soulignait-il.
Ses avertissements n’ont eu aucun effet. Compte tenu des difficultés économiques du pays et de la rentabilité du soja – la plus forte de tous les produits d’exportation –, le gouvernement argentin a préféré faire la sourde oreille. Les superficies plantées de Roundup Ready ont continué d’augmenter. Les agriculteurs, touchés par l’effondrement du peso en 2001, se sont de plus en plus orientés vers la monoculture du soja, les autres céréales n’étant plus rentables sur le marché intérieur. La consommation de glyphosate a elle aussi augmenté : selon les estimations de Walter Pengue, elle atteignait 150 millions de litres en 2003, contre 13,9 millions en 1997.
«La quantité d’herbicide utilisée est si importante que le sol contient moins de bactéries et devient inerte, ce qui entrave le processus de décomposition.» Adolfo Boy
Lors d’une étude de l’impact du soja Roundup Ready sur les mauvaises herbes, Delma Faccini, de l’université nationale de Rosario, a découvert que plusieurs variétés d’herbes résistantes au glyphosate, peu répandues jusque-là, avaient proliféré. Par ailleurs, des agronomes de l’agence de l’INTA à Venado Tuerto, près de Rosario, ont rapporté que les agriculteurs étaient obligés d’utiliser de plus fortes concentrations de glyphosate.
La troisième prédiction de Charles Benbrook – la modification de la microbiologie du sol – est également en train de se réaliser. «La quantité d’herbicide utilisée est si importante que le sol contient moins de bactéries et devient inerte, ce qui entrave le processus de décomposition», explique l’agronome Adolfo Boy, qui milite contre la culture des OGM. «Dans certaines exploitations, il est même nécessaire de débarrasser la terre de la végétation morte», ajoute-t-il. A son avis, la niche écologique qui s’est libérée va attirer les limaces, les escargots et les champignons.
Les Etats-Unis, eux non plus, ne sont pas épargnés. Selon le généticien canadien Joe Cummins, des analyses conduites dans le Midwest sur l’effet des herbicides, en particulier le glyphosate, sur les communautés microbiennes contenues dans le sol ont révélé une colonisation progressive des racines du soja Roundup Ready par le champignon Fusarium.
Un autre problème auquel les agriculteurs argentins doivent faire face est la prolifération du soja «spontané». Celui-ci germe à partir de graines perdues durant la récolte et résiste à des doses normales de glyphosate. Des entreprises agrochimiques comme Syngenta en profitent pour vendre leurs produits en présentant le soja spontané comme une mauvaise herbe et en conseillant aux paysans d’utiliser un mélange de paraquat et d’atrazine pour en venir à bout. D’autres entreprises, dont Dow Agroscience, recommandent de mélanger le glyphosate à des herbicides tels que le metsulfuron et le clopyralide [des mélanges hautement toxiques].
Mais tous les scientifiques argentins ne sont pas convaincus que l’usage intensif de glyphosate soit si néfaste et certains affirment que la situation est loin d’être critique. «Il existe réellement des problèmes de tolérance des mauvaises herbes, mais pas à une échelle suffisante pour affecter sérieusement l’ensemble des récoltes ou menacer l’avenir de la culture du soja», affirme Carlos Senigalesi, directeur de projets de recherche à l’INTA. Pour lui, les problèmes viennent moins du soja transgénique que du fait que les agriculteurs ne cultivent plus que du soja. «La monoculture n’est bonne ni pour les sols ni pour la biodiversité ; le gouvernement devrait encourager les paysans à revenir à la rotation des cultures, dit-il. Mais, chez nous, c’est la loi du marché qui l’emporte. Les agriculteurs ne reçoivent pas de directives. Il n’y a ni subventions, ni prix minimal. Je pense que l’Argentine est le seul pays au monde où les autorités n’ont pas de plan précis pour l’agriculture et s’en remettent totalement aux forces du marché.»
«L’Argentine […] s’est convertie aux OGM plus rapidement et radicalement que tous les autres pays du monde.» Charles Benbrook
Récemment, l’INTA a pourtant commencé à exprimer ses préoccupations. Dans un rapport publié en décembre 2003, elle critique le manque de planification du développement de l’agriculture et met en garde contre un déclin inévitable de la production. La dégradation quantitative et qualitative des réserves du pays en ressources naturelles peut être irréversible si rien n’est fait pour remédier à cette situation. La filiale argentine de Monsanto a refusé de s’exprimer sur ces accusations, mais elle s’est dite préoccupée par la situation et convaincue que la rotation des cultures est préférable à la monoculture. L’entreprise commence elle-même à pâtir du manque de contrôle des autorités : en janvier, elle a brusquement suspendu ses ventes de semences de soja Roundup Ready en expliquant que les agriculteurs argentins achetaient la moitié de leurs semences au marché noir. Pour Charles Benbrook, tout cela s’ajoute à des perspectives déjà très sombres. «L’Argentine est confrontée à de gros problèmes agronomiques et elle n’a ni les ressources ni le savoir-faire nécessaires pour les résoudre, explique-t-il. Elle s’est convertie aux OGM plus rapidement et radicalement que tous les autres pays du monde. Elle n’a pas pris les précautions qui s’imposaient pour résoudre les problèmes de résistance des mauvaises herbes et protéger la fertilité des sols. Au train où vont les choses, je ne pense pas que l’agriculture puisse tenir au-delà de deux ans.» L’Argentine était naguère l’un des plus gros fournisseurs mondiaux de denrées alimentaires, notamment de blé et de viande de bœuf. Mais la «sojaïsation» de l’économie, comme disent les Argentins, a mis fin à tout cela. Quelque 150’000 petits exploitants ont perdu leurs terres, et la production de nombreuses denrées, dont le lait, le riz, le maïs, les pommes de terre et les lentilles, a chuté.
On cite souvent l’Argentine comme un exemple de ce qui peut arriver quand on privilégie la production d’une seule denrée pour le marché mondial au détriment de la sécurité alimentaire. Quand cette denrée est produite dans un système de quasi-monoculture, reposant de surcroît sur une technologie hasardeuse et fournie par des multinationales, la situation devient d’autant plus risquée. Pour l’heure, peu de pays ont opté pour les OGM : les Etats-Unis et l’Argentine représentent à eux seuls 84 % des récoltes mondiales. Mais certains gouvernements, dont celui de la Grande-Bretagne, semblent de plus en plus disposés à autoriser leur culture. Ils feraient bien de regarder du côté de l’Argentine pour avoir une idée des conséquences fâcheuses auxquelles ils s’exposent.