Romain Meffre et Yves Marchand : Quand la photographie dévoile les usages et temporalités de l’architecture

Depuis la publication de « The Ruins of Detroit » et « Gunkanjima », les photographes Romain Meffre et Yves Marchand n'ont cessé de questionner notre rapport à l’architecture. Fin 2021, ils publiaient « Movie Theaters », fruit d’un travail débuté en 2006 sur les salles de théâtres et cinémas des Etats-Unis. Retour avec eux sur près de vingt ans d’exploration architecturale au travers de la photographie.

Après Détroit, les théâtres, les usines désaffectées, vous êtes sur le point de publier un ouvrage sur les cours intérieures de Budapest. Ce travail a quelque chose de singulier par rapport aux ruines auxquelles vous vous êtes consacrés depuis une vingtaine d’années. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette évolution ?

Nous avons découvert pour la première fois la ville de Budapest en 2008 et ses cours intérieures. Ces espaces cachés au cœur des immeubles nous sont tout de suite apparus comme une architecture déroutante qui tenait à la fois du palazzo italien et du panoptique carcéral. Cela présentait une forme de synthèse de style historiciste et art nouveau qu’on pouvait retrouver en Europe à la fin du XIXème et au début du XXème siècle et qui faisaient un fort écho à l’extrême éclectisme des salles de spectacle américaines que nous documentions depuis quelques années.

Il s’agit là aussi d’un modèle architectural construit rapidement et répété à une échelle industrielle.

Il y aurait plus de 5000 cours à Budapest, construites pour la plupart entre 1870 et 1914 pour répondre à la demande de logement. Cela a été fait en multipliant à outrance les références stylistiques, là encore il y avait un parallèle assez fort avec l’édification des movie theaters américains. Il s’agissait presque d’une tentative de s’inventer une identité à travers un modèle architectural.

L’écrivain Claudio Magris, dans son ouvrage Danube, décrit d’ailleurs la capitale Magyare comme: « un de ces paysages où l’histoire se mêle à l’anticipation, comme dans les métropoles du futur des films de science-fiction tels que Blade Runner : un futur post historique, une Babel composée de foules composites, ne relevant d’aucune nation, d’aucune ethnie.[…] ». Une forme de nulle part, mais de partout à la fois. Nous trouvons ces « architectures mondes » particulièrement émouvantes bien que souvent considérées comme « petit patrimoine ».

Il est d’ailleurs intéressant de noter que la ville de Budapest est de ce fait extrêmement utilisée lors de tournages pour représenter des cités comme Londres, Paris, Moscou… rarement elle-même.

L’idée de cette série nous a trotté en tête quelques années et après des prospections et des recoupements, nous y sommes retournés dans le but de produire un ensemble typologique entre 2014 et 2016. Le projet était de respecter au maximum l’idée d’un même point de vue et d’une même échelle, pour former une série comparative de typologie selon les préceptes des photographes de Düsseldorf Bernd et Hilla Becher qui avaient photographié les vestiges industriels selon cette méthode. La différence par rapport à nos sujets précédents réside donc plutôt dans la construction de la série par point de vue systématique et dans le fait que les ensembles visités sont dans une lente décadence plutôt qu’en ruine, ils sont d’ailleurs encore habités et utilisés malgré leur état de décrépitude, mais cela rejoint notre manière d’observer les édifices et leur changement dans le temps.

Les cours intérieures de Budapest, et plus encore votre série sur les « Théâtres » aux Etats-Unis, témoignent des nombreuses vies que peut avoir un bâtiment. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette différenciation des usages au travers du temps ?

Notre idée est de livrer un portrait de société à travers ses édifices et la manière dont ils évoluent. C’est pour cette raison que nous sommes particulièrement sensibles aux bâtiments qui encapsulent plusieurs temporalités, de par leur style architectural, qui font références aux empires successifs et qui sont déjà une forte évocation des cycles historiques, mais aussi dans leur état d’évolution physique, que ce soit en état de décrépitude ou bien dans leur état de réutilisation.

Ce qui est intéressant dans les réintrusions est cette idée de continuité, plutôt que d’une fin historique, mais d’une continuité sans pour autant qu’on puisse considérer qu’il y ait eu un « progrès » moral ou esthétique, même si cela est subjectif. Ce prolongement historique fait d’adaptation, de réutilisation de ces auditoriums grandioses en église, espace de stockage, magasin, supermarché, etc., est tout le contraire d’une décadence romantique ou apocalyptique qu’on projette habituellement sur une « ruine pure »: une ruine qui n’aurait d’autre fonction que d’être ruine.

Ce sont toutes ces relations intriquées et complexes, qui engagent finalement le spectateur sur différentes pistes, déjouent nos attentes, titillent notre esprit de déduction, questionnent, voire contraignent notre imaginaire et interrogent notre notion même de décadence, de morale et d’esthétisme. A ce titre, ces ruines hybrides nous semblent parfois presque être une forme de démystification de la « ruine classique ».

D’une certaine manière, votre travail sur les théâtres montre des ambitions déchues. L’utilisation du lieu change et perd de sa grandeur initiale. Quel regard portez-vous sur un théâtre transformé en parking ou en supermarché ?

Oui, ces lieux dans leur état hybride réunissent symboliquement nos espérances passées et notre condition actuelle.

Lorsque nous avons commencé ce sujet, nous nous sommes rendu compte que visiter ces salles faisait presque de nous des spectateurs de notre époque contemporaine, faite de parkings, supermarchés, etc. C’est vraiment le sujet qui nous a emmenés naturellement à cela, ce n’était pas quelque chose que l’on avait anticipé au tout début, en 2006.

En termes de composition, ces auditoriums et leurs décors forment en quelque sorte un surcadrage, et au cœur de l’image, sur l’espace scénique, entre littéralement en scène notre réalité contemporaine dans son expression la plus banale, et dans ce renversement, c’est notre quotidien contemporain qui devient le spectacle.

Le cinéma américain était l’un des lieux principaux de l’écriture et de l’édification du mythe américain, par extension, les salles sont devenues partie intégrante de cette construction. Elles sont donc à la fois les témoins et acteurs du récit national, et c’est ce qui les rend si quintessentielles de l’identité américaine. Ross Melnick, historien du cinéma et des médias qui a écrit l’introduction de notre livre comparait leur statut à des « ambassades culturelles ». Il y a donc aussi un parallèle symbolique assez évident entre le délitement du mythe américain et de son influence dans le monde et la fin des salles de cinéma.

Nous essayons de regarder cela avec le plus de recul, ce qui ne va pas sans dire que nous sommes parfois amusés, parfois étonnés, parfois vraiment désolés par le destin de ces « theaters », spécifiquement dans le cas de leur démolition, mais aussi dans le cas d’utilisations qui apparaissent donc totalement en décalage avec ce qu’ils sont censés représenter, en tant que lieu de rassemblement, de culture et de loisir. Face à cette disparition, il n’est pas rare de ressentir une certaine nostalgie.

Il faut tout de même savoir que beaucoup de ces salles sont parfois « sauvées » par ces réutilisations, aussi ingrates soient-elles. Cela vaut toujours mieux qu’un terrain vague.

Mais même si cela peut apparaître comme une forte rupture, cela tient finalement plus d’une forme de continuité qui est l’aboutissement d’une combinaison de facteurs économiques, technologiques et sociaux en marche depuis des décennies et qui étaient inhérents à l’industrie du divertissement et au cinéma.

La plupart des auditoriums que l’on a documentés étaient des salles qui présentaient des spectacles scéniques lors de leur ouverture mais qui ont très vite été supplantés par le cinéma. Or aller au cinéma ne nécessitait pas intrinsèquement le rassemblement dans une salle, et spécifiquement dans des auditoriums de plusieurs milliers de places. C’est d’ailleurs l’un de ces paradoxes, c’est un moment dont le rituel était collectif mais dont l’expérience pouvait en réalité se vivre seul.

Marcus Loew, fondateur de la chaîne des studios et cinéma Loew’s et de la MGM, avait d’ailleurs dit « Nous vendons des tickets pour les salles, pas des films ».

Il s’agissait d’une industrie qui devait « créer les conditions psychologiques du rêve, du voyage » pour générer des profits. Tout le séduisant décorum emprunté aux canons des grands opéras et théâtres européens tenait de la recherche de séduction pour une forme de loisir nouveau qui, en se parant des apparats de la culture, gagnait une certaine légitimité et faisait oublier ses débuts chaotiques en tant que spectacle itinérant présent dans les foires. L’aubaine technologique de la reproductibilité de ce loisir, qui était déjà une forme de dématérialisation, a permis une première phase d’industrialisation de la production et de la diffusion, et donc de consommation de loisir vers ce qui allait devenir la culture de masse.

Dès que la technologie a pu permettre l’individualisation des moyens de diffusion, le principe des movie palaces s’est de fait trouvé obsolète, condamnée au déclin. Entre 1947 et 1957 par exemple, 90% des foyers américains se sont équipés d’une télévision.

Depuis, tout s’est accéléré et nous sommes passés en quelques décennies d’un écran que devaient se partager 2500 personnes, à la possession de plusieurs écrans transportables pour une seule et même personne. Mais cela est finalement l’aboutissement du processus de diffusion et de dématérialisation inhérent à la diffusion du cinéma.

On a d’un côté « l’ancien temps » avec l’immobilité et le collectif face à l’individualité et la mobilité contemporaine. C’est assez satisfaisant et très fort symboliquement, mais il s’agit donc malheureusement plus de la continuité du processus culturel, social et industriel qui était déjà en place depuis la création du cinéma.

Pouvez-vous nous parler de la façon dont vous choisissez les bâtiments que vous photographiez ?

Nous sommes particulièrement sensibles aux édifices qui incarnent fortement une époque, une idéologie, un état d’esprit et dont l’état relève de plusieurs temporalités.

A ce titre, nous recherchons souvent des exemples d’architecture syncrétique, spectaculaire, parfois outrancière, qui incarnent à la fois l’idée de communauté ou de destin collectif comme peuvent l’être les salles de spectacle, les gares, les édifices civils, les immeubles d’habitation, les anciennes usines. Nous observons ensuite la métamorphose de ces constructions. Évidemment, plus ces transformations apparaissent visuellement et plus nous y sommes sensibles. Le délabrement par exemple n’est autre que l’érosion du temps sur les bâtiments, cela les rend quasiment géologiques, organiques et comme cela a souvent été souligné, cela crée une proximité de destin évidente entre les humains et leurs constructions une fois qu’elles deviennent ruines. C’est presque ce qui serait l’équivalent architectural du fameux « instant décisif » en photographie, un instant de tension qui s’ouvre vers une multitude de projections et de réflexions.

Évidemment, l’absence de démonstration dans l’architecture possède aussi une force symbolique, mais cela nous émeut moins, car il s’agit presque d’une architecture subie (dans le cadre de l’uniformisation de l’habitat ou de l’architecture) que d’une architecture d’aspiration à la recherche d’une identité ou d’exotisme, qui, dans une vision qui peut paraître naïve de notre part, passe plus par l’addition de motifs architecturaux que la soustraction qui aboutit symboliquement à une forme de négation de l’individu comme on peut le voir sur les grands ensembles soviétiques par exemple. Cela tient aussi probablement à une curiosité candide, un certain sentiment de l’enfance, que l’on retrouve face à un décorum à l’échelle monumentale censé inspirer à la fois l’histoire, l’exotisme et la fantaisie. Nous ne sommes pas insensibles à ces effets, et cela prouve que la volonté des constructeurs exerce encore un pouvoir fort sur notre imaginaire.

Nous essayons ensuite de thématiser et de dégager des ensembles architecturaux qui nous semblent pertinents pour raconter à la fois l’histoire d’un territoire et l’évolution d’une société.

Les édifices parlent de leur créateur, de leur propriétaire. Avez-vous rencontré des difficultés particulières dans l’approche de certains bâtiments (centrale nucléaire, poste de police, etc.) ? Notamment dans l’obtention de certaines autorisations ?

Tout le jeu consiste justement à varier les approches pour accéder aux lieux.

Nous essayons au maximum d’obtenir des autorisations de visite, mais cela ne peut pas être toujours possible. C’était d’ailleurs assez peu le cas pour notre sujet à Detroit par exemple.

Quand les propriétaires ou une association veulent préserver les édifices, bref quand il y a la conscience d’une certaine valeur historique, il y a souvent une volonté de montrer les lieux pour alerter sur leur disparition éventuelle, même s’il peut y avoir un certain complexe à le montrer en ruine. Mais cela est d’ailleurs presque en train de se retourner, on peut avoir l’exemple de la reprise du Château de la Mothe-Chandeniers, et des tours organisés à Prypiat depuis quelques années déjà. Il y a un fort attrait pour les ruines, qu’elles soient ruines romantiques ou ruines de catastrophes.

Pour beaucoup de salles de spectacles, à New York notamment, nous avons parfois demandé en personne, plusieurs années de suite, des autorisations aux managers de supermarchés, par exemple, dont le stockage était dans d’anciens auditoriums, et essuyé bon nombre de refus catégoriques avant que, lors d’une énième visite, sans prévenir, cela finisse par marcher… Souvent le bâtiment venait tout simplement d’être vendu et les locataires ou propriétaires n’avaient plus d’intérêt à cacher ces espaces.

Malgré tout, il est parfois impossible d’obtenir une autorisation car les autorités en gestion n’ont aucun intérêt à encourager les visites, et la diffusion des images, spécifiquement d’édifices à l’état de ruines. Il n’est d’ailleurs pas rare que certains lieux aient été démolis en catimini pour éviter toute volonté de préservation… Il reste donc à aller voir le gardien en espérant qu’il soit conciliant… ou bien, finalement, à passer dans un trou dans la clôture… Et pour un grand nombre de lieux, cela reste la solution à préconiser.

C’est d’ailleurs dans cette situation qu’il est probablement le plus intéressant « d’intervenir » car, même s’il est souvent guidé en premier lieu par la plus simple curiosité candide et parfois avec un petit frisson lié à l’interdit, « l’acte d’exploration ou de transgression » n’est pas totalement anodin et prend un sens un peu plus engagé, presque « politique » puisqu’il s’agit de témoigner d’une histoire et d’une géographie alternative qui, bien souvent, met à mal le schéma narratif dominant. Une mémoire alternative et des espaces géographiques que, bien souvent, les intérêts privés, immobiliers et industriels s’arrogent au détriment de la communauté, qui fait elle-même partie de cette mémoire et de ses territoires, et s’en retrouve ainsi privée. Presque malgré eux, les photographes, visiteurs, ou « urbexeurs » pour reprendre la terminologie actuelle, exposent donc des choses et se réapproprient des endroits qui demeurent au-delà des limites officielles de ce que l’on nous donne à voir et c’est probablement là l’un des intérêts majeurs de cette démarche : s’affranchir de certaines de ses règles et questionner leur légitimité.

Dans un article paru dans le quotidien suisse « Le Temps », vous dites ressentir un « devoir de mémoire » face à certains lieux ou édifices. Pourriez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là, en quoi cela est important pour vous ?

Pour revenir à la question précédente, les ruines et vestiges génèrent un narratif alternatif, une « géographie fantôme ».

L’historien Alain Schnapp parle de « fragment devenant ruine », lorsqu’ils deviennent utiles ou nécessaires, ils deviennent des marqueurs dans le paysage. Le rôle des photographes, bien que modeste, serait donc à leur échelle d’essayer de prendre ces fragments ayant glissé dans l’oubli, devenu une mémoire presque subconsciente, et de les rendre utiles et nécessaires en les intégrant dans la mémoire collective. Assez souvent, les images seront effectivement les seuls témoins de l’existence d’un certain état des choses ou d’un lieu.

A ce titre, même si cela resterait très difficile à effectuer techniquement, on peut parfois se poser la question de la pertinence de rénovation d’édifice à neuf, et de l’effacement des traces d’une décadence ou d’un moment de crise. Le photographe Camilo José Vergara, au début des années 2000, avait d’ailleurs suggéré de laisser les immeubles du downtown de Détroit en ruine et de le transformer en parc, au même titre que les parcs nationaux, cela n’avait pas forcément eu l’approbation des autorités locales… Pendant des décennies c’est ce que fut pourtant la gare principale de la ville, la Michigan Central Station, qui, dans sa monumentalité et dans son état de ruine, était une forme d’« Acropole de Detroit » et était très certainement le monument le plus photographié de la ville. Le storytelling américain est en général très porté sur la réussite, ou s’il y a eu échec, le come-back, une gare aussi monumentale en ruine correspondait exactement à cette volonté. Il est probable qu’en Italie par exemple, l’idée de la préserver dans cet état aurait été au moins évoquée.

Pour revenir à la Hongrie et à Budapest, au moment où la politique locale se tourne vers un nationalisme qui essaye d’imposer le narratif d’un pays historiquement chrétien, il est intéressant de regarder les immeubles de la ville dont l’architecture métisse et extrêmement éclectique démontre exactement le contraire.

Depuis la publication de votre ouvrage Les ruines de Détroit, vous avez continué à travailler aux Etats-Unis. Êtes-vous retournés à Détroit pour observer la façon dont la ville avait évolué ? Quel regard portez-vous sur cette évolution ?

Nous ne sommes hélas pas retournés à Detroit depuis 2011. Notre sujet sur les salles de spectacle nous a pris beaucoup de temps, et bien que nous ayons beaucoup vadrouillé à travers les Etats-Unis, nous n’avons pas eu l’occasion de repasser dans le Michigan.

Nous suivons cependant ce qui s’y passe par des articles et des amis qui sont restés en ville.

Le downtown ressemble désormais beaucoup plus à n’importe quelle ville gentrifiée du midwest et c’est évidemment une bonne chose bien que cette gentrification se destine à des populations à hauts revenus comme c’est bien souvent le cas aux Etats-Unis. Les lois sur la propriété privée, très fortes aux Etats-Unis, font qu’il est impossible de s’octroyer et de réaménager un bâtiment bien que vide comme cela a pu être fait à Berlin par exemple ou dans une moindre mesure en France.

Le paysage urbain semble souvent le fruit d’un grand monopoly plutôt que d’une réelle volonté d’aménagement, une forme d’urbanisme déconcerté et déconcertant avec une prépondérance d’espace dédié à la voiture et aux parkings. C’est le cas à Detroit mais aussi dans bien d’autres villes américaines, et spécifiquement celles dont le développement a eu lieu après les années 50.

Il y a clairement une meilleure dynamique mais bien que le downtown n’ait donc plus du tout cet aspect de ville fantôme que l’on a pu connaître, le east-side et les quartiers périphériques semblent toujours être dans cet état de semi-abandon. Il faut donc nuancer le storytelling américain qui, pour y revenir, n’est en général fait que de success story ou de come back.

La fameuse Michigan Central Station, qui était probablement la ruine moderne la plus spectaculaire de toute l’Amérique, a été rachetée par Ford pour faire un campus d’innovation technologique et est dans une phase de rénovation. Évidemment, nous retournerons à Detroit tôt ou tard pour prendre des photos et voir ce qui a réellement changé, mais il reste cependant encore pas mal d’endroits où nous ne sommes pas allés aux Etats-Unis et qu’il nous faut visiter.

Au travers de vos images de Détroit, de Gunkanjima, des Théâtres, et d’autres encore, on peut lire votre travail comme une critique de la violence de la société de marché. Est-ce là l’une des origines de votre démarche ?

Pour revenir à notre intérêt pour ce thème, nous avons commencé la photographie assez jeunes. L’origine première de notre démarche était le fruit d’une fascination assez candide pour les ruines modernes. Pour nous, il s’agissait vraiment de transmettre ce que l’on éprouvait lors de nos visites et d’essayer de capturer le paysage avant qu’il ne change. Cela tient d’ailleurs sûrement d’un sentiment de l’enfance, une tentative de retrouver ce sentiment de sublime que l’on peut éprouver face à quelque chose qui nous dépasse. Ensuite, de par leur nature même, les ruines sont un mystère et rapidement on trouve la volonté d’essayer de comprendre pourquoi et comment ces édifices sont tombés à l’abandon. La visite de ces lieux a donc été pour nous une forme de parcours initiatique où l’on se confronte à sa propre nature tout en étendant ses connaissances sur le monde à travers elles.

Dans ce sens, Detroit nous a effectivement amenés sur cette réflexion, mais disons que ce n’est pas cette idée qui préexistait à la création de la série. C’était probablement plus une intuition au départ : que les ruines de cette ville résonnaient plus fortement et largement que celles que l’on documentait jusqu’à présent en Europe. Nous passions de ruines qui étaient les derniers fragments d’un paysage en reconversion, aux ruines américaines qui étaient presque la matrice même du tissu urbain. Nous étions ici face à un système qui « produisait » des ruines.

Le déclin peut aussi apparaître comme l’une des trames de votre travail. Dans le contexte écologique actuel, ces images peuvent stimuler un imaginaire plutôt sombre, voire franchement inquiétant. Est-ce une clef de lecture dans laquelle vous vous reconnaissez ?

Le sujet des ruines est effectivement ambivalent, provenant à la fois d’un passé révolu mais étant aussi le fantasme d’un futur éventuel.

En tant que photographes, la visite de ces lieux nous fait toujours une forte impression, et de fait nous ne sommes pas les plus à même de nous projeter dans nos images, notre imaginaire est en quelque sorte limité par l’expérience du présent.

C’est donc effectivement une des clefs de lecture mais, chez nous, elle serait quasiment inconsciente, et cela tient plus à la force évocatrice de ces lieux sur notre imaginaire apocalyptique en ces temps où on parle de plus en plus d’effondrement qu’à un stratégie de notre part. Par exemple, si on regarde nos sujets, nous ne nous sommes que très peu intéressés, pour le moment, aux ruines dues directement au changement climatique, et/ou à des catastrophes naturelles engendrées par le réchauffement et les enjeux écologiques actuels, comme le sont les cyclones, les inondations, la sécheresse, etc.

On retrouve bien sûr cela en arrière-plan sur certains de nos sujets. Sur l’île fantôme de Gunkanjima par exemple, il était souvent écrit que l’abandon avait été provoqué par l’épuisement du gisement de charbon ; or c’était une simplification narrative, et la fermeture de la mine était en réalité due à un mouvement bien plus global, lié au glissement de l’industrie de production d’énergie vers le pétrole et à la concurrence des marchés émergents producteurs de charbon comme la Chine, ou les pays de l’est de l’Europe. L’idée de l’épuisement des ressources aurait été symboliquement plus puissante mais il s’agissait d’une situation finalement plus commune mais aussi plus complexe.

Il est par exemple intéressant de savoir que l’exode des grandes villes de la rust belt a en partie été influencé par la démocratisation de la climatisation qui avait permis aux populations de s’installer dans les états du sud des Etats-Unis à partir des années 50. Des états comme la Californie qui subissent à l’heure actuelle les conséquences du changement climatique…

Il est cependant malheureusement de moins en moins exclu que l’on s’intéresse bientôt à des lieux dont la ruine serait majoritairement imputable à notre gestion directe des ressources et de notre environnement, ou en tout cas à une réaction face à ces enjeux, mais ce n’est pas forcément ce que l’on essaye de générer.

Les ruines de Détroit se termine par un adage qui résonne comme un avertissement : « Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le revivre ». Voilà bientôt vingt ans que vous photographiez les ruines, que pensez-vous de la capacité de nos sociétés à se souvenir du passé ?

Pour faire une réponse assez généraliste, d’un côté nous sommes dans un monde où les flux semblent s’accélérer en permanence, créant une forme d’agitation constante et où les opinions remplacent de plus en plus les faits… Il est donc difficile d’être optimiste sur notre capacité à ne pas nous laisser distraire ou éberluer par le spectaculaire, à recontextualiser et à développer une perspective historique. En tant que photographe, nous sommes d’ailleurs nous-mêmes pleinement partie prenante du phénomène et nous sommes aussi souvent happés par cette consommation et cette production d’images. Ce qui devrait être une mémoire devient un flot sans cesse renouvelé, c’est parfois assez inquiétant.

Mais de l’autre côté, il y a toujours eu des projections extrêmement pessimistes sur les générations futures. Il suffit en général de lire un peu de science-fiction et de voir comment on envisageait les années 2000… La génération qui suit semble quand même beaucoup plus sensible a une nouvelle forme de développement, aux énergies renouvelables, au rapport à leur environnement et à la consommation, que les générations qui les ont précédées. Une conscience des aberrations de notre système existe, et donc une perspective sur l’histoire de notre développement existe également.

 

A propos

Photographes français, nés en région parisienne, Romain Meffre et Yves Marchand ont débuté leur collaboration en 2002. Depuis, ils ont publié « Gunkanjima » (Steidl, 2010), et « Les ruines de Détroit » (Steidl, 2013). En décembre 2021, ils publiaient leur dernier ouvrage, intitulé « Movie Theaters » (Prestel, 2021), dont la sortie précède la parution (prochaine?) d’un long travail sur les courts intérieurs de Budapest.