Sonja Braas, « Suits », 2015, © VG Bild und Kunst, une image de la série « An Abundance of Caution », 2014-2017 | sonjabraas.com
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Qui sont ces moutons noirs de la science qui défendent des produits chimiques toxiques?

Aux Etats-Unis, la recherche scientifique sponsorisée par l'industrie entrave le bon fonctionnement des tribunaux et des agences de réglementation.
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BELLEVUE, Ohio — A 2h15 du matin, un avocat d’affaires insomniaque de San Francisco, Evan Nelson, met la dernière main à la « théorie scientifique » révolutionnaire qu’il vient d’inventer. Reste à trouver le moyen de la faire valider. Pour cela, il a besoin d’un scientifique. Cette étape franchie, il disposera d’un argument qui pourrait bien lui permettre de gagner des procès.

Employé par le cabinet d’avocats Tucker Ellis & West, Evan Nelson était chargé de défendre des entreprises qui avaient mis de nombreuses personnes en danger en les exposant à l’amiante. Ce matériau à structure fibreuse est doté d’une grande résistance thermique. Il est aussi à l’origine de maladies mortelles comme le mésothéliome, une forme rare de cancer de la plèvre.

L’amiante est même la seule cause connue du mésothéliome, ce qui gênait beaucoup Evan Nelson dans ses plaidoiries. Il lui fallait détourner l’attention de cette fibre minérale. Après avoir parcouru la littérature scientifique et cogité dans son coin, il imagina un nouveau coupable : le tabac.

En 2008, Evan Nelson envoya un courriel à Peter Valberg. Cet ancien professeur à l’Ecole de santé publique de Harvard (Cambridge, Massachusetts) travaillait alors en qualité de « scientifique principal » pour Gradient Corporation, une agence conseil spécialisée dans l’environnement, dont les bureaux donnaient sur Harvard Square. « Nous pourrions publier ensemble une série d’articles révolutionnaires dont la teneur se dévoilera au fur et à mesure que je vous présenterai mon raisonnement », lui proposa l’avocat dans son message constellé de fautes.

Nelson avait mis bout à bout deux informations glanées au fil de ses lectures : d’une part, des chercheurs avaient découvert que la fumée de cigarette contenait des particules radioactives et d’autre part, des personnes ayant subi des radiations semblaient plus exposées au risque de développer un cancer de la plèvre. Mais les preuves manquaient.

« Il est étrange que personne n’ait fait ce lien avant moi », a-t-il fanfaronné. « Affirmer que la fumée de tabac cause le mésothéliome est, vous en conviendrez, de la ‛science solide’. Il suffit de chercher dans la bonne direction. »

Il y avait un hic. Pendant des décennies, des chercheurs avaient analysé toutes les données concernant la santé de centaines de milliers de fumeurs. Le Surgeon General des Etats-Unis avait fait la synthèse de toutes ces études depuis 1964. Aucune ne disait que le tabac était à l’origine du mésothéliome.

Peter Valberg s’empressa de répondre au courriel de l’avocat. Il trouvait sa théorie « très intrigante ». Il accepta de jouer le jeu et de la diffuser dans des revues scientifiques à comité de lecture, ce qui lui donnerait la légitimité requise. Plus tard, il fit parvenir à Evan Nelson un contrat précisant qu’il acceptait d’écrire le premier des trois articles. Il offrit même un rabais de 10 % sur ses tarifs. D’ici là, il s’engageait à mettre en avant la « théorie » de Nelson lorsqu’il témoignerait comme expert lors de procès intentés par des victimes du mésothéliome, à l’instar de Pam Collins (Bellevue, Ohio).

Cet échange de courriels lève le voile sur un monde ubuesque où des capitaines d’industrie soucieux de leurs intérêts commerciaux dictent les résultats scientifiques qu’ils souhaitent obtenir et où des scientifiques s’empressent d’obtempérer. Ces dernières décennies, ce fonctionnement pervers a pris de plus en plus d’ampleur, au fur et à mesure que les fonds publics alloués à la recherche ont fondu comme neige au soleil. Il impacte les tribunaux, tout comme les agences de réglementation chargées de protéger la santé de la population.

Selon l’Association américaine pour l’avancement des sciences (AAAS), les financements pour la recherche accordés par les Instituts nationaux de la santé (NIH) ont reculé de 14 % par rapport à leur plus haut niveau en 2004. Comme l’argent manque, les chercheurs académiques évitent de conduire des études toxicologiques sur des produits chimiques déjà reconnus comme toxiques par la quasi-totalité du monde scientifique. Pourtant, les agences de réglementation et les instances juridiques ne cessent de rappeler que les industriels, de leur côté, continuent de publier des recherches favorables à leur domaine d’activité : il y va de leur porte-monnaie.

Gradient fait partie des cabinets de conseil scientifique qui défendent bec et ongles les produits de leurs clients, au-delà de toute crédibilité, même s’ils contiennent des substances largement étudiées dont la dangerosité ne fait plus aucun doute comme l’amiante, le plomb ou l’arsenic.

De fait, selon le CPI (Center for Public Integrity, Washington), les scientifiques de Gradient admettent rarement qu’un produit chimique présente de sérieux risques pour la santé. Les journalistes d’investigation du Centre ont analysé 149 lettres et articles publiés par les plus actifs d’entre eux. 98 % de ces publications soutenaient que la substance incriminée était sans danger à un niveau d’exposition ordinaire !

« Ces scientifiques sont des vendus », tempête Bruce Lanphear, professeur à l’université Simon Fraser de Vancouver. Il sait de quoi il parle : Gradient avait contesté jadis ses travaux sur le plomb. Ils démontraient que même à très faibles doses, le plomb pouvait avoir de graves conséquences sur la santé des enfants. Il a fallu attendre 2012 pour qu’un groupe d’experts, convoqués par le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), atteste qu’il n’y a pas de « niveau sûr » d’exposition au plomb.

Peter Valberg a refusé d’être interviewé dans le cadre de cet article, tout comme ses collègues de Gradient et la présidente de la société, Teresa Bowers. Reste ce qu’affirme le site internet de la firme : « Notre science est solide et nous analysons rigoureusement les données pour aider nos clients à résoudre de difficiles problèmes environnementaux. »

Evan Nelson a perdu son travail en 2013, quand le nouveau cabinet d’avocats qui l’employait a eu vent des courriels envoyés à Peter Valberg. Trois ans plus tard, à 51 ans, il est toujours sans emploi et vit dans sa belle-famille. « Affirmer que le mésothéliome est dû aux substances radioactives présentes dans la fumée de cigarette était limite », a-t-il concédé lors d’une récente interview. « Mais j’ai été clair dans mes échanges avec Valberg: j’ai toujours dit que Gradient devait vérifier les aspects scientifiques. En aucun cas je ne voulais qu’ils fassent quoi que ce soit de contraire à la science. »

Les méthodes de Gradient et consorts ne sont pas nouvelles. Elles évoquent la stratégie mise en place jadis par l’industrie du tabac, dont l’objectif était de faire douter de la science. Gradient ne conduit d’ailleurs aucune étude toxicologique sur des animaux ou des humains : très souvent, ses scientifiques se contentent d’éreinter le travail des autres.

L’épidémiologiste Douglas Dockery, directeur du département de la santé environnementale à l’Ecole de santé publique de Harvard (HSPH), est une cible fréquente de Gradient en raison de ses travaux sur la pollution atmosphérique. A ses yeux, les critiques émises par les scientifiques de la société de conseil sont « boiteuses ». Il les traite avec dédain : « La science académique ne va pas perdre son temps à réfuter les dires de scientifiques complices de l’industrie. Les vrais chercheurs, eux, ont envie de faire avancer la science. »

Pour décrédibiliser les travaux d’autres chercheurs, Gradient rédige volontiers des lettres adressées aux éditeurs de revues scientifiques. C’est ingénieux, explique Douglas Dockery: elles ont un parfum d’autorité alors même qu’elles ne passent pas par le filtre de la revue par les pairs. Sur les 149 publications de Gradient que le Center for Public Integrity a analysées, 30 étaient de simples lettres.

De plus, près de la moitié des articles de Gradient relus par des pairs ont été publiés dans deux revues spécialisées, Critical Reviews in Toxicology et Regulatory Toxicology and Pharmacology. Toutes les deux ont des liens forts avec l’industrie.

Tactiques dilatoires

Souvent, les articles de Gradient visent directement les agences chargées de la réglementation. Le cas du styrène est emblématique. Le Programme national de recherche en toxicologie (NTP) piloté par le Département de la santé et des services sociaux (HHS) avait classé ce matériau utilisé pour la fabrication de tasses en polystyrène parmi les agents « probablement cancérogènes pour l’homme ». Par le biais d’un article payé par l’industrie du styrène, Gradient a rétorqué sans hésiter que les conclusions du gouvernement étaient fausses.

Outre la publication d’articles, les scientifiques de Gradient soumettent régulièrement des commentaires et assistent aux séances publiques organisées par l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) pour examiner la toxicité d’un produit chimique. De fait, l’industrie chimique a besoin du savoir-faire de Gradient et consorts : elle s’appuie sur ces firmes actives dans la défense de produits pour geler les processus de réglementation.

Cette politique de blocage a été couronnée de succès, en particulier sous l’administration Obama. Alors que plus de 80 000 produits chimiques étaient disponibles pour un usage commercial, l’EPA a évalué les risques de 570 substances seulement ces trente dernières années. Or ces évaluations scientifiques doivent précéder la mise en œuvre des nouvelles réglementations. Le bureau de l’EPA chargé de la recherche sur les produits chimiques est devenu un goulet d’étranglement.

Pour parvenir à leurs fins, les milieux industriels et le Congrès ont rebondi sur des critiques émises jadis par l’Académie nationale des sciences (NAS) à propos des procédures d’évaluation de l’agence, forçant l’EPA à reprendre à zéro une kyrielle d’analyses de risques. Or plusieurs étaient en cours depuis des années, notamment celles sur le formaldéhyde, l’arsenic et le chrome hexavalent.

Au début des années 2000, sous la présidence de George W. Bush, l’Agence de protection de l’environnement (EPA) avait déclaré qu’elle devait évaluer la toxicité d’au moins 50 produits chimiques par an, pour rester à jour. Mais ces cinq dernières années, le système IRIS de l’EPA (Système intégré d’information sur le risque) n’a réussi à compléter que six analyses, le plus bas score depuis son lancement. Et l’an dernier, en 2015, aucune évaluation n’a été effectuée.

Ces évaluations s’appuient largement sur la littérature scientifique publiée. Mais l’industrie a estimé que ses propres recherches étaient souvent ignorées. Elle a exigé que l’EPA explique la pondération de chaque article pris en compte. Elle a aussi accusé l’agence d’avoir entouré de secret ses évaluations de produits chimiques. L’EPA a alors multiplié les séances publiques qui sont devenues le fief des scientifiques à la solde de l’industrie.

Pour l’industrie, repousser une régulation peut être crucial. Maintes fois, les scientifiques de Gradient ont contribué à freiner l’arrivée de règles plus sévères concernant les produits chimiques.

En 2010 par exemple, ils ont fait en sorte que l’évaluation de l’arsenic soit jetée aux oubliettes pour plusieurs années. Cette substance est très présente dans notre alimentation, en particulier dans le riz, les jus de fruits ou l’eau potable. L’EPA étaient sur le point d’annoncer que l’arsenic était plus dangereux que ce que l’on croyait, même quand les valeurs limites d’exposition étaient respectées : sur 10 000 femmes exposées chaque jour à la concentration maximale d’arsenic autorisée dans l’eau de boisson, 73 souffriraient un jour de cancers du poumon ou de la vessie.

Les scientifiques de Gradient ont alors argumenté que l’EPA n’avait pas pris en compte les recherches les plus récentes sur l’arsenic et qu’elle devait, par conséquent, reprendre à zéro toute l’évaluation. Cela dit, cette omission était largement due aux retards pris par le Bureau de la gestion et du budget de l’administration Bush chargé d’approuver tous les travaux de l’EPA. Quelques membres du Congrès se sont aussi saisis d’un argument que Gradient avait déjà utilisé: ils ont accusé l’EPA d’avoir sélectionné les données retenues pour l’évaluation. Contrainte et forcée, l’agence a dû remettre l’ouvrage sur le métier.

A l’origine, l’EPA voulait interdire fin 2013 la plupart des pesticides contenant de l’arsenic. L’évaluation n’ayant pas pu être menée à bien dans les délais impartis, l’interdiction a été repoussée sine die.

Gradient a également pesé de tout son poids sur une décision très controversée de la FDA (Food and Drug Administration) à propos du bisphénol A, une substance chimique de synthèse. Chargée de veiller à la conformité des produits alimentaires et pharmaceutiques, cette agence a déclaré en 2008 que le bisphénol A – omniprésent dans les boîtes de conserve, les emballages alimentaires, certaines bouteilles en plastique et les tickets de caisse – ne présentait aucun danger ! Pourtant des centaines d’études académiques avaient relié le bisphénol A à de nombreux problèmes de santé chez les humains: infertilité, diabète, cancers et maladies cardio-vasculaires.

« C’est fou, s’est-il exclamé, une poignée de mercenaires de la science falsifient les faits, et c’est tout un pan du corpus scientifique qui disparaît. »

Pour contrer ces travaux, Gradient a fait paraître en 2006 un article qui mettait en cause des dizaines d’études scientifiques très sérieuses : elles prouvaient que des rongeurs ayant ingéré du bisphénol A se reproduisaient mal . C’est cet article que la FDA (Food and Drug Administration) a cité pour justifier sa décision de 2008, avec quelques autres études commanditées par l’industrie.

Que disait l’article de Gradient ? Il soutenait que les humains étaient exposés à des doses de bisphénol A nettement moins importantes que les animaux de laboratoire. « Totalement absurde ! » a rétorqué Frederick vom Saal, professeur à l’université du Missouri et auteur dans les années 90 des premiers travaux sur les effets nocifs du bisphénol A. « C’est fou, s’est-il exclamé, une poignée de mercenaires de la science falsifient les faits, et c’est tout un pan du corpus scientifique qui disparaît. »

Plusieurs chercheurs universitaires ont été si choqués par un article sur le bisphénol A coécrit par deux scientifiques de Gradient – Julie Goodman et Lorenz Rhomberg – qu’ils ont rédigé une longue lettre de protestation énumérant les déclarations trompeuses et inexactes qu’ils avaient repérées. « Cet article a tout faux » , s’est exclamé Frederick vom Saal. « C’est grotesque, mais c’est ainsi qu’ils agissent. »

Avant d’être recruté par Gradient, Lorenz Rhomberg a travaillé comme spécialiste des risques pour l’Agence de protection de l’environnement (EPA). Il fait aujourd’hui partie d’un panel qui examine les évaluations de l’EPA sur la dangerosité de produits chimiques avant qu’elles ne deviennent définitives.

Adam Finkel était un ami de longue date de Lorenz Rhomberg. Senior fellow à la faculté de droit de l’université de Pennsylvanie et ancien fonctionnaire de l’Organisation chargée de la sécurité et de la santé au travail (OSHA), il était donc aux premières loges pour observer le changement d’attitude de son ami, à compter du jour où Gradient l’a recruté. « En 1997, raconte-t-il, le docteur Rhomberg a brillamment commenté la réglementation OSHA sur le méthylène chloride, un solvant. Il a réussi à écarter la théorie fumeuse des milieux industriels selon laquelle les cancers des animaux de laboratoire, dus au méthylène chloride, ne concernaient pas les êtres humains. Aujourd’hui, poursuit Adam Finkel, je constate avec perplexité qu’il applaudit des deux mains ces mêmes arguments spécieux, inventés uniquement pour cacher la vérité sur les effets toxiques de produits chimiques. »

Interpelé, Lorenz Rhomberg a répliqué que « discuter ouvertement des preuves et de leurs interprétations fait partie intégrante de la méthode scientifique. » Puis il a ajouté : « Argumenter qu’un commentaire critique est illégitime détruit le processus scientifique.»

Mais c’est surtout l’affaire du bromure de n-propyle, un autre solvant, qui a ulcéré le juriste Adam Finkel. L’EPA voulait classer cette substance peu connue du grand public parmi les « polluants dangereux pour la santé», conformément aux dispositions de la loi américaine sur la qualité de l’air (Clean Air Act). Mais en 2014, Julie Goodman a rédigé un long commentaire sponsorisé par l’un des fabricants de bromure de n-propyle. Elle y attaquait l’étude gouvernementale qui documentait l’apparition d’un nombre élevé de cancers chez des rats exposés au bromure de n-propyle. Son argument : ce qui est valable pour des rats n’est pas pertinent pour les humains.

Julie Goodman n’a apporté aucune preuve de ce qu’elle avançait, a souligné le juriste. « Elle raconte n’importe quoi, a-t-il ajouté, au mépris de la vérité. » La situation le hérissait d’autant plus que quantité de travailleurs utilisaient quotidiennement ce produit, et que certains étaient déjà atteints dans leur santé. En 2013, The New York Times avait relaté le témoignage d’ouvriers travaillant pour l’industrie du meuble en Caroline du Nord. Après une exposition de quelques semaines seulement au bromure de n-propyle, ils souffraient déjà de troubles de la marche.

« Quand vous savez qu’un produit est létal, s’est indigné Adam Finkel, il n’est pas reluisant d’en prendre encore la défense. »

Frères ennemis

Gradient Corporation a été fondée en 1985, à la même époque que ses deux grandes rivales: Environ et ChemRisk. Lors de son rachat en 1996 par The IT Group, spécialiste du traitement des déchets dangereux, Gradient a annoncé un chiffre d’affaires de cinq millions de dollars. Par la suite, les fondateurs de la société de conseil ont racheté la firme. Depuis, plus aucun résultat financier n’a été divulgué.

Dans son portefeuille de clients, Gradient compte deux des plus puissants lobbies de Washington : The American Petroleum Institute et The Chemistry Council. A cela s’ajoutent Navistar, le constructeur de camions à moteur diesel, et la Texas Commission on Environmental Quality, une agence de réglementation connue pour aligner ses positions sur celles de l’industrie.

Gradient met volontiers en avant ses liens avec Harvard : ses consultants ont enseigné ou enseignent encore à l’Ecole de santé publique de Harvard, appelée aujourd’hui Harvard T.H. Chan School of Public Health. Mais comme le cabinet de conseil joue un rôle clé dans la bataille pour bloquer l’arrivée de réglementations plus sévères sur la pollution de l’air, les scientifiques de Gradient sont souvent en porte-à-faux avec d’anciens collègues de l’Ecole de santé publique de Harvard, comme Douglas Dockery.

En 1973, lors de l’embargo des pays arabes sur les livraisons de pétrole aux Etats-Unis, Douglas Dockery et ses collègues de Harvard ont lancé une importante étude sur la qualité de l’air et ses effets sur la santé dans six métropoles proches de centrales thermiques au charbon. Soutenus financièrement par les National Institutes of Health, les scientifiques de Harvard ont recruté plus de 8000 volontaires vivant à proximité des centrales. Dans chacune des six villes, des appareils de mesure ont été installés pour caractériser les niveaux de smog et de particules en suspension.

Après avoir collecté des données pendant 15 ans, les chercheurs ont été surpris par la netteté du résultat: les personnes vivant dans un environnement où l’air était très pollué mourraient en moyenne deux ans plus tôt que les personnes vivant dans un environnement préservé. Dans certaines villes, parvenir à éliminer la pollution de l’air avait des effets aussi radicaux que si un traitement efficace contre le cancer était soudain tombé du ciel. Le lien entre pollution atmosphérique et mortalité était établi.

Les résultats de l’étude dite des « Six villes » étaient si impressionnants, relate Douglas Dockery, que les chercheurs de Harvard ont voulu les corroborer. Ils ont convaincu la Société américaine de lutte contre le cancer (ACS) de partager les données sur la santé de 1,2 million de volontaires suivis depuis 1982. Ensuite, ils ont croisé ces informations avec les données de l’EPA sur la pollution atmosphérique. Tout concordait.

Longtemps, ces études n’ont guère attiré l’attention. Mais tout a changé en 1997 lorsque l’Agence de protection de l’environnement (EPA), sommée par les tribunaux d’appliquer la loi sur la qualité de l’air (Clean Air Act), a utilisé ces études pour fixer des normes plus sévères en matière de pollution atmosphérique.

Aux dires de l’EPA, la loi sur la qualité de l’air est celle qui a sauvé le plus de vies humaines: entre 1997 et 2010, les nouveaux règlements sur les émissions de particules fines et le smog ont permis d’éviter la mort prématurée de 164 000 Américains. D’ici 2020, elle aura préservé l’espérance de vie de 237 000 Américains.

Cela dit, ces réglementations ont un coût. L’EPA estime que d’ici 2020, l’industrie aura dépensé 65 milliards de dollars pour respecter cette réglementation.

Face aux critiques virulentes de l’industrie, les chercheurs de Harvard ont accepté de faire appel à une troisième instance pour réanalyser les données. Le mandat a été confié à The Health Effects Institute (HEI), une firme respectée, cofinancée par l’industrie automobile et l’EPA. Cette réanalyse a pris 3 ans, un délai d’attente assez éprouvant, a confié Douglas Dockery. En fin de compte, elle a confirmé les résultats obtenus précédemment.

«Nous pensions que tout était réglé », s’est souvenu Douglas Dockery.

Mais depuis lors, Gradient bataille ferme pour discréditer l’étude de Harvard. La société de conseil a publié pas moins de 37 articles sur divers aspects de la pollution de l’air. Ils ont été sponsorisés par American Petroleum Institute, le camionneur Navistar et The International Carbon Black Association, dont les membres sont également soumis à la loi sur la qualité de l’air.

En 2012, dans son témoignage devant le Congrès, Julie Goodman, consultante de Gradient, a carrément accusé l’EPA de partialité : l’Agence de protection de l’environnement aurait accordé trop de poids aux études de Harvard et de l’American Cancer Society. De plus, elle aurait ignoré « des douzaines d’études épidémiologiques différentes » aboutissant à la conclusion que les niveaux actuels de pollution ne posent aucun problème de santé.

En vérité, Julie Goodman n’a cité que six études montrant – selon elle – que les particules fines sont sans danger. Deux d’entre elles avaient été financées par l’industrie. En ce qui concerne les quatre études restantes, leurs auteurs ont affirmé que les conclusions auxquelles ils ont abouti allaient bel et bien dans le sens de l’étude des « Six villes ».

« Julie Goodman aurait tort de dire que nous n’avons pas trouvé d’effet délétère », a déclaré Bill McDonnell, un ancien scientifique de l’EPA dont les travaux ont été cités par Goodman. « Au contraire, a-t-il poursuivi : nous avons bien vu le lien entre la pollution de l’air et la mortalité. Il semblerait que de nos jours, chacun puisse dire n’importe quoi. »

« Julie Goodman et la firme qui l’emploie ont la réputation de déformer la science » a commenté sèchement Bert Brunekreef, coauteur de deux des articles mentionnés par Goodman, et directeur de l’Institut des sciences de l’évaluation des risques de l’université d’Utrecht (Pays-Bas).

A la tête d’une équipe de chercheurs européens, Brunekreef a compilé les résultats de plus de 20 études faites aux Etats-Unis, en Europe et en Asie. Sa conclusion est sans appel : plus les personnes sont exposées à une concentration élevée de particules fines, plus elles risquent de mourir prématurément, en particulier de maladies cardiaques.

Il est incontestable, confirme Douglas Dockery, que l’exposition chronique aux particules fines raccourcit l’espérance de vie. « Ce qui est navrant, a-t-il ajouté, c’est que Gradient recycle toujours les mêmes arguments. Cela ne fait pas progresser la science. »

Entre 2013 à 2016, la Texas Commission on Environmental Quality, très favorable à l’industrie, a versé à Gradient 1,65 million de dollars pour contester l’étude scientifique de l’EPA portant sur les bénéfices d’une réduction de l’ozone troposphérique : ce polluant est à l’origine du smog. Mais peu de temps auparavant, Gradient avait déjà travaillé sur cette question pour le compte de l’American Petroleum Institute.

Dans le cadre de cette mission, Julie Goodman a ciblé une étude financée par le gouvernement et conduite par des chercheurs de l’université de Californie (Berkeley). Publiée en 2009, elle explorait le lien entre le smog et la mortalité.

Comme l’a expliqué Michael Jerrett, auteur principal de l’étude, les chercheurs ont analysé les informations sur la santé de 448 850 personnes vivant dans 96 villes du pays, en s’appuyant sur la base de données de l’American Cancer Society. Ces informations ont ensuite été croisées avec les données sur la pollution qui a sévi dans ces villes pendant la durée du suivi, soit 18 ans.

L’analyse a montré que les personnes vivant dans les villes les plus touchées par le smog décédaient prématurément, comme cela avait été le cas pour l’exposition aux particules fines. Cette étude est la seule à avoir prouvé qu’une exposition de longue durée à l’ozone impactait la mortalité.

Dans une lettre parue en 2011 dans la revue Environmental Health Perspectives, Julie Goodman a critiqué vertement l’étude de Jerrett, estimant « qu’elle n’était pas fondée et qu’elle donnait une mauvaise interprétation de ce qui avait été découvert sur les effets de l’ozone troposphérique. »

Michael Jerrett n’a bénéficié d’aucun droit de réponse. « J’ai trouvé que cette lettre ne respectait pas les usages en vigueur entre scientifiques qui débattent d’un sujet développé dans la littérature scientifique », a-t-il commenté sobrement.

L’étude sur l’ozone a été publiée dans la vénérable revue New England Journal of Medicine. Elle a été soumise à deux cycles complets de relecture par des pairs. Il y a eu plus de 50 pages de questions et 40 pages de réponses.

« Clairement, il n’y a eu aucune erreur d’interprétation », a tranché Michael Jerrett.

Mensonges devant les tribunaux

Gradient ne se contente pas d’attaquer des sommités du monde scientifique, comme les chercheurs de Harvard. La firme aide aussi les industriels à se défendre contre des gens ordinaires qui veulent que justice soit faite, à l’instar de Pam Collins.

Pam Collins est une ancienne élève du lycée de Bellevue, Ohio. En 1965, à 21 ans, elle trouve un emploi bien payé à l’usine de General Electric (GE) qui fabriquait des ampoules électriques.

« Pam était dure à la tâche et ne prenait aucun raccourci », se souvient Gail Veith, qui a travaillé à ses côtés.

Pendant 14 ans, Pam Collins a apposé le sigle « GE » sur les ampoules à quartz utilisées pour des projecteurs. Toutes les 15 minutes, elle mettait des gants gris et pelucheux. Puis elle glissait des plateaux chargés d’ampoules dans un four industriel pour que l’encre sèche.

Les gants étaient poussiéreux. « Quand nous les enlevions, a-t-elle raconté, de petites particules s’en échappaient et flottaient dans l’air.»

La récession du début des années 80 a particulièrement touché le secteur industriel de l’Etat de l’Ohio. General Electric a fini par fermer l’usine de Bellevue en 1985.

Des années plus tard, Pam Collins est tombée malade. Ses poumons se sont remplis de liquide. Puis l’un des poumons s’est affaissé. Le 1er octobre 2007, son médecin lui a annoncé qu’elle souffrait d’un mésothéliome. Peu après, on lui a retiré le poumon droit à la Cleveland Clinic.

« Ma sœur n’allait pas bien du tout, a raconté Tom Smith. Elle était toujours à bout de souffle et fatiguée. »

« Elle n’a jamais récupéré après l’opération », se souvient Jason, le fils cadet de Pam Collins. « Elle s’affaiblissait de plus en plus »

Jason a alors décidé d’accueillir sa mère chez lui, pour pouvoir s’en occuper. Elle ne pesait plus que 44 kilos et était incapable de prendre une douche seule. Finalement, il a dû se résoudre à la confier à une maison de repos. Il en a encore les larmes aux yeux.

Il s’est avéré que les gants tout poussiéreux que Pam Collins avait utilisés étaient en amiante. A l’époque, elle le savait déjà. Mais elle avait confiance. Son entreprise, croyait-elle, ne l’exposerait jamais à quoi que ce soit qui puisse la rendre malade. Chaque fois qu’elle évoquait la trahison de General Electric, Pam Collins fondait en larmes. Elle s’est alors adressée à un cabinet d’avocats pour pouvoir payer ses factures. Shawn Acton était l’un des avocats chargés de son dossier. Il avait déjà défendu de nombreuses victimes de l’amiante.

Au début, le procès Collins a suivi des chemins bien balisés. Mais très vite, Shawn Acton a eu le sentiment de perdre ses repères. Tout a basculé, se souvient-t-il, quand il a pris connaissance d’un rapport rédigé par un certain Peter Valberg, engagé comme expert par le cabinet d’avocats chargé de défendre le fabricant des gants en amiante.

Que disait le rapport ?

« Premièrement, nous affirmons, avec un degré raisonnable de certitude, que les gants en amiante décrits par Madame Pam Collins n’ont probablement pas causé le mésothéliome, ou n’ont pas contribué à l’apparition de cette maladie.

Deuxièmement, nous affirmons, avec un degré raisonnable de certitude, que l’exposition aux substances carcinogènes et aux radioéléments présents dans la fumée de cigarette a accru le risque de développer un mésothéliome. »

« J’en suis presque tombé de ma chaise », a raconté Shawn Acton lors d’une récente interview. « J’avais déjà eu l’occasion de mener des contre-interrogatoires impliquant les meilleurs experts cités par la défense. Aucun n’avait osé affirmer que la cigarette provoquait un mésothéliome, pas même les plus coriaces d’entre eux. Aucun n’était allé aussi loin que Peter Valberg. »

Shawn Acton décida de mener l’enquête. Il découvrit que Valberg était coauteur d’un article récemment publié dans le Journal of Environmental Radioactivity, qui évoquait la présence de particules radioactives dans la fumée de cigarette. Il nota aussi, à sa grande surprise, que cet article avait été financé par Tucker Ellis & West, le cabinet d’avocats chargé de représenter le fabricant des gants.

Mais il était loin d’imaginer que c’est un avocat de ce même cabinet – Evan Nelson – qui avait concocté quelques mois plus tôt la « théorie » que Valberg voulait utiliser contre sa cliente, Pam Collins. Et il ignorait aussi que les deux consultants de Gradient – Peter Valberg et Julie Goodman – avaient fait parvenir à Evan Nelson les premières versions de l’article en question, conformément au contrat qui les liait.

En avril 2009, Shawn Acton prit l’avion pour Boston, dans le but de prendre la déposition sous serment de Peter Valberg. L’avocat de Pam Collins voulait savoir pourquoi Valberg avait écrit l’article et pourquoi Tucker Ellis & West, le cabinet d’avocat du fabricant des gants en amiante, avait payé la facture.

Valberg: Je m’intéresse aux risques présentés par la radioactivité, et Julie Goodman a une formation en biologie moléculaire… Nous avons estimé tous les deux qu’il fallait divulguer ce travail et voir comment la communauté scientifique réagirait.

En général, ces articles prennent plus de temps que ce que nous facturons à ceux qui nous mandatent. Nous voyons cela comme une contribution de Gradient destinée à encourager d’autres professionnels.

Acton: Qui a demandé à Tucker Ellis & West de contribuer, comme vous dites, au financement de l’article?

Valberg: Nous avons dit que ce travail était dans nos cordes. Alors nous avons demandé un financement.

Acton: Avez-vous discuté de certains aspects de l’article avec Tucker Ellis & West, avant sa publication?

Valberg: Non. Ils savaient bien sûr que nous travaillions sur ce sujet. Ils n’ont pas reçu les premières versions de l’article. Ils n’ont fait aucun commentaire, aucun commentaire scientifique ni rien de ce genre.

Q. Vous n’avez donc jamais fait parvenir à Tucker Ellis & West une version initiale de l’article identifié comme pièce numéro 24 de la partie plaignante?

A. A ma connaissance, non.

Ce n’est que des années plus tard que l’avocat de Pam Collins apprit que Peter Valberg avait menti.

Courriels révélateurs

A peu près à la même époque, des médecins ont diagnostiqué un mésothéliome à David Durham, un électricien à la retraite de 67 ans qui habitait à Louisville dans le Kentucky. Lors de l’action en justice intentée pour obtenir des dommages et intérêts, ses avocats ont expliqué que Durham avait été exposé à l’amiante dans le cadre de travaux réalisés pour les plus grandes usines de Louisville.

Mais un médecin témoignant pour la défense déclara que le mésothéliome de Durham était partiellement dû aux radiations subies en 1967 dans le cadre d’un traitement contre le cancer. Il s’appuyait sur divers articles parus récemment dans des revues scientifiques. L’un de ces articles avait été publié dans une revue médicale à comité de lecture intitulée Cancer Causes and Control. Julie Goodman et Peter Valberg figuraient parmi les auteurs.

Quand les avocats de Durham – Hans Poppe et Joseph Satterley – réalisèrent que cet article avait été commandité et financé par Tucker Ellis & West, l’un des cabinets d’avocats de la défense, ils exigèrent que tous les documents concernant cet article soient rendus publics.

La lecture des 498 pages de courriels échangés en 2008 entre Nelson, Valberg et Goodman plongea les avocats de David Durham dans la stupéfaction.

«Ce n’est pas ainsi que la science fonctionne, s’indigna Poppe. La science ne saurait se baser sur une théorie inventée par un avocat. »

Lors d’un entretien ultérieur avec le CPI (Center for Public Integrity), Evan Nelson déclara que son ancien employeur, Tucker Ellis & West, n’aurait jamais dû divulguer ces documents couverts selon lui par le secret professionnel. C’est d’ailleurs pourquoi il lui faisait un procès. Il releva aussi que Tucker Ellis & West n’avait pas fait connaître les courriels prouvant qu’il avait demandé à Gradient de ne rien faire de contraire à la science.

De plus, Nelson reconnut qu’il était facile de tordre les arguments scientifiques utilisés dans les procès concernant l’amiante. « D’une certaine manière, a-t-il déclaré, je suis heureux de ne plus m’en occuper, parce que la corruption y est endémique, du côté des avocats des plaignants comme de la partie adverse. J’ai même entendu des avocats mettre des mots dans la bouche des experts. »

Evan Nelson affirma n’avoir jamais eu de telles pratiques. A son avis, Gradient n’avait rien fait d’inapproprié lors du procès Collins. Il déplorait aussi le fait que plus aucun cabinet d’avocats ne voulait l’engager : les avocats de la partie adverse étaient au courant de ce qu’il avait fait et pouvaient trop facilement questionner son intégrité professionnelle.

Les courriels échangés en 2008 ont également révélé que Peter Valberg et Julie Goodman avaient eu du mal à faire publier les trois articles commandés par l’avocat Evan Nelson. Deux d’entre eux ont fini par être acceptés. Le dernier, celui qui exposait le lien entre la cigarette et le mésothéliome, n’a jamais trouvé preneur. Sa première phrase était explicite : « La cigarette peut augmenter le risque de cancer de la plèvre chez des individus qui ne sont pas exposés à l’amiante. »

Lors d’une déposition, Julie Goodman essaya de revenir sur l’une de ses déclarations. Elle avait prétendu qu’elle s’était uniquement engagée à faire publier la « théorie scientifique » de l’avocat Nelson, rien de plus. C’était loin d’être vrai.

Un avocat de l’une des victimes de mésothéliome lui demanda si ceux qui avaient financé l’article avaient eu une influence sur son contenu.

Goodman: Non. Cela devrait être évident. Nos opinions et celles d’Evan Nelson divergent souvent.

Poppe: De quelle manière?

Goodman: Eh bien, par exemple, Nelson pensait que les preuves épidémiologiques montraient un lien entre la cigarette et le mésothéliome. Nous ne sommes pas parvenus à cette conclusion.

Le manuscrit de Julie Goodman et de Peter Valberg raconte une autre histoire : il conclut que la cigarette peut provoquer un mésothéliome, ce qui correspond bien à la « thèse » de Nelson. Les deux scientifiques de Gradient ont fini par concéder qu’aucune étude sur les fumeurs n’avait jamais révélé ce lien causal. Mais ils se sont empressés d’ajouter que ces études étaient fragiles, parce qu’elles ne portaient pas sur un nombre suffisant de fumeurs.

On le sait, les revues scientifiques à comité de lecture soumettent les manuscrits qu’ils reçoivent à d’autres scientifiques qui ont pour mission de les commenter anonymement et de recommander ou non la publication. Les trois relecteurs chargés d’évaluer le manuscrit de Goodman et Valberg pour la revue Human and Ecological Risk Assessment l’ont tous refusé.

Le premier a griffonné un lapidaire « FAUX », en lettres majuscules, en marge de la conclusion de l’article! Le second a noté : « La logique de ce papier est très floue. » Et le troisième a mis dans le mille : « Ce papier veut prouver que l’exposition au tabac est associée à un risque plus élevé de mésothéliome : c’est un point de vue biaisé et je soupçonne fort que les auteurs collaborent avec des personnes qui ont un intérêt financier à ce qu’il en soit ainsi. » Puis il a ajouté que le lien causal entre la fumée de cigarette et le mésothéliome était en réalité extrêmement faible, et que la démonstration des coauteurs n’était pas convaincante du tout.

Même Evan Nelson entretenait des doutes à propos de la publication de l’article : « Je ne sais pas, a-t-il déclaré, si Julie Goodman a vraiment essayé de faire publier le papier. »

Julie Goodman continue de témoigner dans des procès de victimes du mésothéliome et de rédiger des articles pour exonérer l’amiante. Citant d’autres recherches financées par l’industrie, elle a écrit en 2013 que le chrysotile, la fibre d’amiante la plus courante, n’était pas à l’origine d’une prévalence plus élevée de cancers de la plèvre et des poumons chez les électriciens.

Distinguer divers types d’amiante est un classique de la défense. La communauté scientifique a clairement réfuté cette position. En 2012, le Centre international de recherche sur le cancer, qui fait partie de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a déclaré que toutes les variétés d’amiante, sans exception, sont cancérogènes.

Et la même année, neuf organisations – les plus hautes autorités en matière d’épidémiologie – ont fait une déclaration conjointe appelant à interdire l’utilisation de l’amiante dans le monde entier: « Après un processus d’évaluation et des débats aussi rigoureux qu’impartiaux, de nombreuses organisations scientifiques nationales et internationales ont abouti à la conclusion que toutes les variétés d’amiante pouvaient induire un mésothéliome, un cancer des poumons, une asbestose (fibrose pulmonaire) et d’autres maladies. »

A l’époque, Julie Goodman faisait partie du comité de direction de l’American College of Epidemiology qui avait approuvé la déclaration conjointe. Elle tenta d’abord de manœuvrer en coulisses pour bloquer sa diffusion. Puis elle précisa sa position par écrit: « Cette déclaration conjointe ne reflète pas l’état actuel de la science. Avant toute chose, je souhaite mentionner que je suis impliquée dans des litiges concernent l’amiante. Tout en comprenant que certains perçoivent ma position comme biaisée, j’estime que je suis particulièrement bien informée des dernières recherches dans ce domaine. » Prenant le contre-pied de l’OMS et des plus hautes instances en matière d’épidémiologie, elle affirma ensuite qu’il y avait bien un « niveau sûr » d’exposition à l’amiante.

Julie Goodman n’a pas été suivie par ses collègues du comité de direction. La déclaration conjointe a finalement été adoptée par 227 organismes de santé publique et d’experts.

L’année suivante, citant d’autres études commanditées par l’industrie, elle a de nouveau soutenu dans Regulatory Toxicology and Pharmacology (la revue proche de l’industrie) qu’il y avait un seuil sous lequel l’amiante chrysotile n’avait pas d’effet délétère ! C’est dans cet article qu’elle a finalement admis « que le tabac ne joue aucun rôle dans la survenue d’un mésothéliome », rejetant enfin la théorie de Nelson.

On le voit : les consultants scientifiques mandatés par l’industrie n’ont reculé devant rien pour disculper l’amiante. Cet acharnement, estime l’avocat de Pam Collins, montre qu’ils sont prêts à dire tout et n’importe quoi pour défendre les intérêts de l’industrie.

Reste une question rhétorique : pourquoi certains industriels investissent-ils tant d’argent dans la recherche publiée parfois des dizaines d’années après l’arrêt de la production du produit litigieux ? Est-ce pour faire avancer la médecine ? Pour résoudre un problème de santé publique ? Bien sûr que non. Les industriels ont besoin de munitions pour faire face aux litiges. La « science » produite par les cabinets de conseil scientifique ressemble à de la science. Mais ce n’est pas de la science.