Quand la végétation spontanée se réapproprie le tissu urbain
antipolis : Depuis plusieurs années, vous étudiez les enjeux des friches sur la biodiversité urbaine, qu’est-ce qui vous a amené à étudier ce sujet ?
Sébastien Bonthoux : Je suis écologue du paysage. Initialement, je m’intéressais aux paysages agricoles et aux effets de leurs évolutions sur la biodiversité, essentiellement sur les communautés d’oiseaux. Depuis que je suis arrivé à l’Ecole de la Nature et du Paysage et que j’enseigne auprès de paysagistes concepteurs, je me suis progressivement intéressé à la place de la nature en ville. Cette nature peut prendre des aspects très différents allant de la pelouse très régulièrement tondue aux espaces beaucoup plus spontanés comme les friches. En tant qu’écologue, ce sont ces derniers qui m’intéressent.
Pourriez-vous nous expliquer quel est le rôle joué par la biodiversité dans un écosystème urbain ?
Les fonctions écologiques urbaines sont très diverses et portent, comme dans d’autres espaces, sur les interactions que les espèces vivent entre elles et avec leur milieu. Les rôles joués dans l’écosystème urbain par les espèces sont très différents en fonction de leurs caractéristiques biologiques et de leur place dans le réseau trophique.
Si on adopte une vision plus anthropocentrée, la biodiversité urbaine peut avoir un rôle de régulation par exemple en limitant les îlots de chaleur avec la végétation ou en absorbant les eaux pluviales avec les zones de pleine terre. Elle peut également être source de bien-être, de repos, de fascination et de création au milieu des vies citadines souvent agitées.
Il semble évident que l’urbanisation menace la biodiversité, serait-il possible qu’elle contribue à sa préservation ?
Oui, l’urbanisation en imperméabilisant les sols, en modifiant la qualité des habitats écologiques et en les fragmentant a un impact très important sur la biodiversité. La ville n’est cependant pas déserte, et certaines espèces végétales et animales sont bien adaptées aux conditions urbaines. Le problème est qu’une grande partie de ces espèces sont des généralistes, c’est-à-dire des espèces que l’on retrouve partout et dans de nombreuses villes. En écologie, on a coutume de parler d’homogénéisation biotique.
Cependant, avec l’intensification des contextes agricoles, la ville devient dans certaines régions un refuge pour la biodiversité. La ville ne doit cependant pas être vue comme une référence en termes de diversité du vivant, et ne peut remplacer la qualité de milieux plus naturels.
Dans vos travaux, vous soulignez l’importance des espaces délaissés pour soutenir la biodiversité urbaine, pourriez-vous nous expliquer de quels types d’espaces il s’agit ?
Le terme « espace délaissé » est souvent connoté négativement, je préfère parler d’espace spontané ou en libre évolution pour plutôt se focaliser sur la dynamique du vivant. Laisser un espace évoluer librement est à voir comme un choix de promouvoir la biodiversité et non comme un manque de gestion. Ces espaces peuvent prendre des formes très différentes, allant de la fissure de trottoir jusqu’à des grandes parcelles de friches ou même des bois urbains.
Pourquoi un espace en friche en plein milieu urbain est favorable à la biodiversité ?
Ces habitats urbains sont souvent les plus riches écologiquement pour deux raisons. A l’échelle de la friche, la très faible fréquence de gestion diminue les perturbations et favorise les cycles de vie des espèces. Par ailleurs, ces espaces spontanés ont des histoires et des sols associés très différents (par exemple une parcelle anciennement bâtie avec des remblais ou une ancienne terre agricole imbriquée dans la matrice urbaine). Cette diversité de conditions environnementales des friches permet à une large diversité d’espèces de coexister à l’échelle de la ville.
Comment s’amorce et évolue la reconquête d’un espace délaissé par la végétation ?
Les vitesses d’établissement des différents stades de successions végétales, de la pelouse à la forêt, seront très différentes en fonction du type de sol. Dans certains espaces, les sols sont tellement compacts ou peu fertiles que la dynamique sera bloquée au stade pelouse. Au contraire, si on est sur d’anciennes terres « naturelles » ou agricoles, en quelques années des arbustes peuvent vite se développer.
Ces espaces ont-ils un impact positif sur la faune ?
Oui, tout à fait. La faible perturbation de ces espaces est intéressante pour la faune. La hauteur, la densité et la composition de la végétation sont des facteurs déterminants pour la faune en agissant sur la disponibilité en refuges, en sites de nidification et en ressources alimentaires. Certaines espèces, notamment d’insectes, apprécient les espaces ouverts et secs alors que d’autres sont favorisées par des habitats plus denses et humides. C’est pour cela qu’à l’échelle de la ville, une diversité de types de structure de végétation peut favoriser une diversité d’espèces.
Qu’en est-il des espèces exotiques invasives ?
Dans nos travaux, nous n’avons pas trouvé une grande quantité d’espèces invasives dans les friches. À noter que les espèces invasives n’ont pas toutes les mêmes capacités de dispersion ni les mêmes impacts sur les communautés indigènes, il importe donc de ne pas trop vite généraliser sur les problèmes causés. Pour anticiper les problèmes, je conseillerais de régulièrement visiter ces espaces spontanés pour évaluer si des espèces invasives problématiques se sont installées et s’il est nécessaire d’intervenir.
À votre avis, faudrait-il donc prévoir des espaces de friches dans la planification urbaine ?
Oui ! Pour autant, l’idée n’est pas de figer la dynamique urbaine. Ces friches peuvent être pensées à deux échelles temporelles, dans des espaces pérennes (parcs, jardins) en limitant la gestion dans certains secteurs mais aussi dans des secteurs vacants, encore non construits ou démolis. Ces espaces peuvent être vus comme transitoires, profitant à la biodiversité, mais aussi à des usages récréatifs, notamment pour les promeneurs ou les enfants.
Pouvez-vous nous dire quel regard portent généralement les pouvoirs publics et les citadin-e-s sur ces espaces ?
Dans nos travaux sur la végétation spontanée des friches, des trottoirs et des bords de Loire à Blois, nous montrons que contrairement aux idées reçues les citadins ne rejettent pas la végétation spontanée, voir ils l’apprécient. Les quelques plaintes reçus par les gestionnaires ne doivent pas faire oublier que les personnes en faveur ou sans position vis-à-vis de la végétation spontanée sont nombreuses, bien qu’elles ne s’expriment généralement pas. Par ailleurs, communiquer sur l’intérêt de ces espaces et les aménager légèrement (chemins, bancs) de telle sorte qu’ils soient facilement praticables et vivables permet aussi d’améliorer leur niveau d’appréciation. Ces résultats commencent à être entendus par les décideurs et les gestionnaires, même si la culture de la gestion est encore bien ancrée dans les têtes et les comportements.
Quels sont les enjeux lorsque l’on repère un espace en friche accueillant une biodiversité importante ?
L’enjeu principal est de communiquer dessus pour le mettre en valeur. En ville, on ne va pas faire de réserves naturelles, l’objectif est de trouver des moyens pour faire cohabiter les humains et les autres êtres vivants. Le changement de regard des citadins sur le vivant ne passera que par une meilleure connaissance et une plus grande expérience directe et sensible de cette nature spontanée.
Y a-t-il des politiques menées en ce sens en France ou en Europe ?
Avec la mise en place progressive des plans de gestion différenciée des espaces dans les collectivités, il va être possible de donner plus de place à la libre évolution dans certains endroits. Par ailleurs, certaines villes (par exemple Lille) et certains concepteurs (notamment des paysagistes) réfléchissent à ne pas faire table rase du sol et de la végétation en place lors d’opérations d’urbanisme.
Dans le cadre de vos recherches, vous suggérez plusieurs pistes à explorer pour mieux comprendre l’impact et le rôle des friches sur la biodiversité, pouvez-vous nous les présenter ?
D’un point de vue écologique nous avons maintenant une assez bonne vue globale des espèces pouvant être présentes dans les friches. Cependant, les friches étant par définition des habitats très dynamiques dans le temps, la manière dont les interactions entre les conditions environnementales, les végétaux et les animaux évoluent est moins claire. Un champ de recherche important reste sur les leviers psychologiques, techniques et réglementaires à trouver pour intégrer les friches et plus globalement les espaces de nature spontanée dans les stratégies de planification urbaine.
Dans vos recherches, vous mentionnez des « techniques de restauration » des friches, pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
L’intervention n’est pas toujours nécessaire. Si l’on part d’un ancien terrain agricole avec une terre fertile, la végétation se développera spontanément et assez rapidement. Par ailleurs, si l’on accepte l’idée d’une friche herbacée basse et peu évolutive, il ne sera pas nécessaire de beaucoup intervenir sur des espaces de sols de remblais compacts.
Des actions peuvent être mises en place quand les conditions environnementales ne sont pas satisfaisantes par rapport au type d’espace souhaité. Par exemple un sol très compact devra être travaillé, voire fertilisé si l’on souhaite une évolution arbustive de l’espace. Des semis de graines sont parfois effectués si certaines compositions floristiques sont souhaitées. Des actions de gestion peuvent être aussi réalisées ponctuellement pour gérer des plantes invasives indésirables. Mais l’intervention n’est pas toujours nécessaire et ne doit pas être systémique, sinon elle va à l’encontre de l’idée de libre évolution du vivant.
Dans tous les cas, des actions de communication sur les objectifs des lieux sont nécessaires auprès de la population.
Comment voyez-vous l’avenir des friches dans les espaces urbains, sachant que certaines villes ont fait le choix de la densification pour compenser l’étalement urbain ?
Au premier abord, on peut voir une certaine contradiction entre densification urbaine et place pour la nature en ville. Pour autant, cette densification est nécessaire et peut prendre plusieurs formes. Le développement de petits logements collectifs laissant de la place pour des espaces extérieurs de pleine terre et gérés de manière extensive peut être une alternative pour concilier l’habitat des humains et celui des autres êtres vivants.
Sebastien Bonthoux
Écologue du paysage, Maître de conférence à l’Ecole de la nature et du paysage, Institut national des sciences appliquées, Centre Val de Loire