Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie
Organiser le chaos
La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.
Nous sommes pour une large part gouvernés par des hommes dont nous ignorons tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées. C’est là une conséquence logique de l’organisation de notre société démocratique. Cette forme de coopération du plus grand nombre est une nécessité pour que nous puissions vivre ensemble au sein d’une société au fonctionnement bien huilé.
Le plus souvent, nos chefs invisibles ne connaissent pas l’identité des autres membres du cabinet très fermé auquel ils appartiennent.
Ils nous gouvernent en vertu de leur autorité naturelle, de leur capacité à formuler les idées dont nous avons besoin de la position qu’ils occupent dans la structure sociale. Peu importe comment nous réagissons individuellement à cette situation puisque dans la vie quotidienne, que l’on pense à la politique ou aux affaires, à notre comportement social ou à nos valeurs morales, de fait nous sommes dominés par ce nombre relativement restreint de gens – une infime fraction des cent vingt millions d’habitants du pays – en mesure de comprendre les processus mentaux et les modèles sociaux des masses. Ce sont eux qui tirent les ficelles : ils contrôlent l’opinion publique, exploitent les vieilles forces sociales existantes, inventent d’autres façons de relier le monde et de le guider.
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La nouvelle propagande
La propagande moderne désigne un effort cohérent et de longue haleine pour susciter ou infléchir des événements dans l’objectif d’influencer les rapports du grand public avec une entreprise, une idée ou un groupe.
Cette pratique qui consiste à déterminer les circonstances et à créer simultanément des images dans l’esprit de millions de personnes est en réalité très courante. Aujourd’hui, elle participe à quasiment toutes les entreprises d’envergure, qu’il s’agisse de construire une cathédrale, de financer une université, de commercialiser un film, de préparer une émission d’obligations ou d’élire le chef de l’Etat. L’effet attendu sur le public est créé, selon les cas, par un propagandiste professionnel ou un amateur à qui on aura confié ce soin. Ce qu’il faut retenir, c’est d’abord que la propagande est universelle et permanente ; ensuite, qu’au bout du compte elle revient à enrégimenter l’opinion publique, exactement comme une armée enrégimente les corps de ses soldats.
Les gens susceptibles d’être ainsi mobilisés sont légion, et une fois enrégimentés ils font preuve d’une telle opiniâtreté qu’ils exercent collectivement une pression irrésistible sur le législateur, les responsables de journaux et le corps enseignant. Leur groupe défend bec et ongles ses « stéréotypes », ainsi que les appelle Walter Lippmann 1, et transforme ceux de personnalités pourtant éminentes (les leaders de l’opinion publique) en bois flotté emporté par le courant.
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Les nouveaux propagandistes
Pour le grand public, ces personnages représentent le type même des dirigeants associés à l’expression « gouvernement invisible », mais, tous tant que nous sommes, nous vivons avec le soupçon qu’il existe dans d’autres domaines des dictateurs aussi influents que ces politiciens.
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Oui, des dirigeants invisibles contrôlent les destinées de millions d’êtres humains. Généralement, on ne réalise pas à quel point les déclarations et les actions de ceux qui occupent le devant de la scène leur sont dictées par d’habiles personnages agissant en coulisse.
Plus important encore, nous ne réalisons pas non plus à quel point ces autorités façonnent à leur guise nos pensées et nos comportements.
Dans maints domaines de la vie quotidienne où nous croyons disposer de notre libre arbitre, nous obéissons à des dictateurs redoutables.
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La concentration du gouvernement invisible entre les mains de quelques individus s’explique par le coût des dispositifs sociaux à mettre en œuvre pour contrôler les opinions et les comportements des masses. Cela revient très cher de promouvoir une idée ou un produit auprès de cinquante millions de personnes. Les moyens à engager pour persuader les leaders qui, dans chaque domaine, orientent les goûts et les actions du grand public sont également très onéreux.
D’où la tendance croissante à centraliser les opérations de propagande en les confiant à des spécialistes. De plus en plus, ces derniers occupent une place et des fonctions à part dans notre façon naturelle de vivre.
L’apparition de formes d’activité jusqu’alors inconnues appelle un renouvellement de la terminologie. Le propagandiste spécialisé qui se fait l’interprète des projets et des idées auprès de l’opinion, et des réactions de l’opinion auprès des architectes de ces projets et de ces idées, est ce qu’il est désormais convenu d’appeler un « conseiller en relations publiques ».
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Admettre que le travail des relations publiques constitue une profession à part entière, c’est aussi reconnaître qu’il répond à un idéal et obéit à une éthique. L’idéal est très pragmatique. Il consiste à amener le commanditaire (aussi bien une assemblée élue chargée de formuler des lois qu’un industriel fabriquant un produit commercial) à comprendre ce que souhaite l’opinion, et, dans l’autre sens, à expliciter pour l’opinion les objectifs du commanditaire. Dans le secteur industriel, l’idéal du conseiller en relations publiques sera d’éliminer la perte de temps et les frictions dues soit à ce que l’entreprise fait ou fabrique des choses dont le public ne veut pas, soit à ce que le public ne voit pas l’intérêt de ce qu’on lui propose.
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La profession a par ailleurs élaboré à son propre usage un code moral qui n’a rien à envier à ceux qui régissent les pratiques des professionnels du droit et de la médecine. Ce code lui est en partie imposé par les conditions mêmes de son travail. Si, à l’instar des avocats, le conseiller en relations publiques reconnaît que tout un chacun a le droit de présenter son affaire sous le jour le plus flatteur, il se refusera néanmoins à apporter ses services à un client malhonnête, à un produit qui lui paraît frauduleux, à une cause qu’il juge antisociale. La raison en est, entre autres, que ce défenseur spécialisé dans le plaidoyer pro domo n’est pas dissocié, dans l’esprit du public, du client qu’il représente. De plus, chaque fois qu’il plaide devant la cour – en l’occurrence, le tribunal de l’opinion publique – il essaie de peser sur le verdict et les délibérations des jurés. Au palais de justice, le pouvoir de décisions s’équilibre entre le juge et le jury. Devant l’opinion publique, le conseiller en relations publiques joue les deux (p. 59) rôles simultanément, dans la mesure où il donne à la fois son avis et son verdict dans sa plaidoirie.
Aussi le conseiller en relations publiques se refuse-t-il à défendre un client dont les intérêts viendraient heurter ceux d’un autre client. Il n’accepte pas non plus les clients dont le cas lui paraît désespéré, ou qui se proposent de commercialiser un produit invendable.
La sincérité doit être pour lui une règle d’or. Il faut en effet répéter que son activité ne vise pas à abuser le public, à l’induire en erreur. Le conseiller en relations publiques qui s’attirerait cette réputation serait un homme fini, professionnellement parlant. Tous les documents de propagande qu’il envoie sont assez précisément étiquetés pour qu’il soit possible de remonter à la source. Les responsables de presse savent donc d’où ils proviennent, pourquoi ils leur ont été adressés, et c’est en fonction de leur valeur en termes d’information qu’ils décident, ou non, de les publier.
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Oristelle Bonis
© Edward Bernays, 1928.
© Pour la traduction française, Editions La Découverte, Paris, 2007.
ISBN : 978-2-35522-001-2
Walter Lippmann (1889-1974), journaliste et théoricien des "relations publiques", auteur de Public Opinion (1922) (NdT)