© Nikolaus Geyrhalter, Homo Sapiens, « Epecuen », 2016
© Nikolaus Geyrhalter, Homo Sapiens, « Epecuen », 2016

Printemps silencieux

Ecrit par la biologiste Rachel Carson en 1962, Printemps silencieux décrit l'impacte des pesticides sur le monde du vivant. Métaphore d’une société qui bouleverse les équilibres, au risque de courir à sa perte, l'introduction de cet ouvrage visionnaire ouvre ce premier thème intitulé "Ghost Town".
© Nikolaus Geyrhalter, Homo Sapiens, « Epecuen », 2016
© Nikolaus Geyrhalter, Homo Sapiens, « Epecuen », 2016

Fable pour demain

Il était une fois une petite ville au coeur de l’Amérique où toute vie semblait vivre en harmonie avec ce qui l’entourait. Cette ville était au centre d’un damier de fermes prospères, avec des champs de céréales et de coteaux de vergers où, au printemps, des nuages blancs de fleurs flottaient au-dessus des champs verts. A l’automne, érables, chênes et bouleaux formaient un incendie de couleurs qui brûlait et tremblait sur fond de pins. Les renards glapissaient dans les collines et les cerfs traversaient silencieusement les champs, à demi visibles dans les brumes matinales de novembre.

Le long des routes, les lauriers, les viornes, les aulnes, les hautes fougères et les fleurs sauvages enchantaient l’oeil du voyageur presque toute l’année. Même en hiver, les bords des routes étaient beaux ; d’innombrables oiseaux venaient y picorer les baies et les graines que les herbes sèches laissaient pointer au-dessus de la neige. La campagne était d’ailleurs réputée pour l’abondance et la variété de ses oiseaux, et lorsque les flots de migrateurs déferlaient au printemps et à l’automne, les gens accouraient de très loin pour les observer. Des pêcheurs venaient aussi, attirés par les ruisseaux dont l’eau claire et fraîche descendait des collines, cherchant les trous ombreux affectionnés par les truites. Ainsi allaient les choses depuis les jours lointains où les premiers pionniers avaient édifié leurs maisons, creusé leurs puits et construit leurs granges.

Et puis un mal étrange s’insinua dans le pays, et tout commença à changer. Un mauvais sort s’était installé dans la communauté, de mystérieuses maladies décimèrent les basse-cours ; le gros bétail et les moutons dépérirent et moururent. Partout s’étendit l’ombre de la mort. Les fermiers déplorèrent de nombreux malades dans leurs familles. En ville, les médecins étaient de plus en plus déconcertés par de nouvelles sortes de dégénérescences qui apparaissaient chez leurs patients. Il survint plusieurs morts soudaines et inexpliquées, pas seulement chez les adultes, mais aussi chez les enfants, frappés alors qu’ils étaient en train de jouer, et qui mouraient en quelques heures.

Il y avait un étrange silence dans l’air. Les oiseaux par exemple – où étaient-ils passés ? On se le demandait, avec surprise et inquiétude. Ils ne venaient plus picorer dans les cours. Les quelques survivants paraissaient moribonds ; ils tremblaient, sans plus pouvoir voler. Ce fut un printemps sans voix. A l’aube, qui résonnait naguère du choeur des grives, des colombes, des geais, des roitelets et de cent autres chanteurs, plus un son ne se faisait désormais entendre ; le silence régnait sur les champs, les bois et les marais.

Dans les fermes, les poules couvaient, mais les poussins cessaient d’éclore. Les fermiers se plaignirent de ne plus pouvoir élever de porcs : les portées étaient faibles, et les petits mouraient au bout de quelques jours. Les pommiers fleurirent, mais aucune abeille n’y venait butiner, et sans pollinisation, il n’y avait plus de fruits.

Les bords des chemins, naguère si charmants, n’offrirent plus au regard qu’une végétation rousse et flétrie, comme si le feu y était passé. Eux aussi, étaient silencieux, désertés de toute être vivant. Même les ruisseaux étaient sans vie, les poissons morts, et les pêcheurs partis.

Dans les gouttières, entre les bardeaux des toits, des paillettes de poudre blanche demeuraient visibles ; quelques semaines plus tôt, c’était tombé comme de la neige sur les toits et les pelouses, sur les champs et les ruisseaux.

Aucune sorcellerie, aucune guerre n’avait étouffé la renaissance de la vie dans ce monde sinistré. Les gens l’avaient fait eux-mêmes.

Cette ville n’existe pas, mais elle aurait facilement un millier d’équivalents aux Etats-Unis ou n’importe où dans le monde. Je ne connais aucun endroit qui a fait l’expérience de tous les malheurs que je décris. Et pourtant, chacun de ces désastres a réellement eu lieu quelque part, et de nombreuses communautés bien réelles ont déjà souffert d’un certain nombre d’entre eux. Un effroyable spectre s’est insinué parmi nous sans que nous nous en rendions compte, et cette tragédie imaginaire pourrait aisément devenir une réalité brutale que nous connaîtrons tous.

Qu’est-ce qui a déjà réduit au silence les voix du printemps dans d’innombrables villes américaines ? (…)