© Nick Hannes, « Al Qudra Desert », Dubai 2016. Image issue de la série « Garden of Delight » | nickhannes.be
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OxyContin, un antidouleur addictif à la conquête du monde

Alors que l'usage d'opioïdes antalgiques fait des ravages aux États-Unis, les fabricants de ces médicaments vantent leurs mérites dans le monde entier pour élargir leurs marchés. En minorant les risques de dépendance et les conséquences pour la santé des patients, à l'image de Purdue, producteur de l'OxyContin, sur lequel a enquêté le Los Angeles Times.
© Nick Hannes, « Al Qudra Desert », Dubai 2016. Image issue de la série « Garden of Delight » | nickhannes.be
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Face à l’épidémie d’addiction aux opioïdes analgésiques qui a déjà causé 200’000 morts dans le pays, l’establishment médical américain commence à prendre ses distances avec les antalgiques. Les plus hauts responsables de la santé incitent les généralistes à ne plus les prescrire en cas de douleur chronique, expliquant que rien ne prouve leur efficacité sur le long terme et que de nombreux indices montrent qu’ils mettent en danger les patients.

Les prescriptions d’OxyContin ont baissé d’environ 40 % depuis 2010, ce qui se traduit par plusieurs milliards de manque à gagner pour son fabricant, basé dans le Connecticut, Purdue Pharma.

La famille Sackler, propriétaire du laboratoire, a donc décidé d’adopter une nouvelle stratégie : faire adopter l’oxycodone, l’analgésique qui a déclenché la crise des opioïdes aux États-Unis, dans les cabinets médicaux du reste du monde.

Best-seller pharmaceutique

Un réseau d’entreprises internationales détenues par la famille est en train de s’implanter en Amérique latine, en Asie, au Moyen-Orient, en Afrique et dans d’autres régions, et d’encourager le recours généralisé aux antalgiques dans des endroits très mal outillés pour faire face aux ravages de l’abus d’opioïdes et de la dépendance qu’ils induisent.

Pour mener à bien cette expansion mondiale, ces entreprises, regroupées sous le nom collectif de Mundipharma, utilisent quelques-unes des méthodes controversées de marketing qui ont fait de l’OxyContin un best-seller pharmaceutique aux États-Unis. Au Brésil, en Chine et ailleurs, les sociétés mettent en place des séminaires de formation dans lesquels on encourage les médecins à surmonter leur «opiophobie» et à prescrire des antalgiques. Elles sponsorisent des campagnes de sensibilisation qui poussent les gens à solliciter un traitement médical de leurs douleurs chroniques. Elles vont même jusqu’à proposer des ristournes aux patients afin de rendre plus abordables les opioïdes sur ordonnance.

Les leçons de l’expérience américaine

Le directeur américain de la santé publique [surgeon general], Vivek H. Murthy, a déclaré qu’il conseillerait à ses homologues étrangers d’être «très prudents» avec les médicaments opiacés, et de tirer les leçons des «erreurs» américaines. «Je voudrais les exhorter à envisager avec une extrême prudence la commercialisation de ces médicaments», a-t-il déclaré dans une interview. «Aujourd’hui, avec le recul, nous nous rendons compte que pour nombre d’entre eux les bénéfices ne compensaient pas les risques.»

L’ancien commissaire de l’agence des produits alimentaires et des médicaments [Food and Drug Administration] David A. Kessler a estimé que l’aveuglement face aux dangers des antalgiques constitue l’une des plus grosses erreurs de la médecine moderne. Évoquant l’entrée de Mundipharma sur les marchés étrangers, il a déclaré que la démarche était «exactement la même que celle des grands fabricants de cigarettes. Alors que les États-Unis prennent des mesures pour limiter les ventes sur leur territoire, l’entreprise se développe à l’international.»

OxyContin Pill Red
Agence américaine anti-drogue (DEA),OxyContin, 20mg, 2018 | www.dea.gov

Un marketing agressif

Des représentants de Mundipharma et certains de ses matériels promotionnels s’emploient à minorer les risques d’addiction des patients aux opioïdes. Ces affirmations rappellent la première campagne de commercialisation de l’OxyContin aux États-Unis à la fin des années 1990, dans laquelle Purdue avait trompé les médecins au sujet de la nature addictive du médicament.

En 2007, Purdue et trois hauts responsables de l’entreprise ont plaidé coupable face aux accusations fédérales de publicité mensongère sur leurs médicaments. Ils ont été condamnés à une amende de 635 millions de dollars. L’agence fédérale de lutte contre la drogue [Drug Enforcement Administration] a estimé en 2003 que le marketing «agressif, excessif et inapproprié» de l’entreprise avait «aggravé de manière très importante» l’usage abusif et le trafic illégal de l’OxyContin.

Purdue était une petite firme pharmaceutique new-yorkaise lorsque les frères Mortimer et Raymond Sackler, tous deux psychiatres, la rachetèrent en 1952. Le succès spectaculaire de l’OxyContin a généré près de 35 milliards de dollars de revenus au cours des deux dernières décennies et fait de la famille Sackler l’une des plus riches du pays. Trois générations familiales participent aujourd’hui à la gestion de Purdue et des entreprises étrangères Mundipharma qui lui sont associées.

Les membres de la famille ont refusé d’être interviewés pour cet article, tout comme les responsables de ses entreprises internationales.

Dans un communiqué, Mundipharma International, qui est basé à Cambridge (Grande-Bretagne) et supervise les opérations en Europe, a précisé qu’il «était conscient des risques d’abus et d’utilisation inappropriée des opioïdes» et «avait tiré les leçons des expériences et connaissances accumulées par les États-Unis dans la gestion de ce problème».

«Nous n’en sommes qu’au début»

Les vidéos promotionnelles de Mundipharma, qui montrent des personnages souriants issus de nombreux types ethniques, laissent entendre que les laboratoires considèrent le succès de l’OxyContin aux États-Unis comme un simple commencement. «Nous n’en sommes encore qu’au début», proclament-elles.

Joseph Pergolizzi Jr. est un médecin de Floride qui mène plusieurs affaires de front. Il dirige une clinique de traitement de la douleur et a cofondé une entreprise de recherche pharmaceutique. Il a inventé une crème antidouleur qu’il vend, sans ordonnance, sur une télé câblée et intervient en tant qu’expert auprès d’une entreprise de vente de compléments alimentaires par correspondance. Il vante également les mérites des opioïdes auprès des médecins étrangers pour le compte de Mundipharma.

En avril dernier, Pergolizzi participait à Rio de Janeiro à un séminaire sponsorisé par l’entreprise sur les douleurs causées par le cancer. Pendant une heure, il a discouru sur l’utilisation des opioïdes chez les patients atteints de cancer et chez ceux qui subissent ce qu’il a qualifié de «sentence de mort de la douleur permanente». Il a souligné que si le Brésil avait accru son utilisation des antalgiques au cours des dernières années, il était «toujours à la traîne» par rapport aux États-Unis, au Canada et à l’Europe.

Des consultants tels que Pergolizzi constituent le principal atout de Mundipharma pour surmonter l’un des plus gros obstacles à la diffusion de ses antalgiques à l’étranger : l’aversion des médecins à prescrire des narcotiques. On enseigne depuis des générations aux personnels médicaux que les antalgiques opiacés sont hautement addictifs et doivent être prescrits avec prudence, et réservés en particulier aux patients proches de la mort.

OxyContin Pill Red Side
Agence américaine anti-drogue (DEA),OxyContin, 20mg, 2018 | www.dea.gov

«Opiophobie»

Les cadres et consultants de Mundipharma qualifient cette attitude d’«opiophobie» et les responsables de la société expliquent publiquement que pour réussir à pénétrer de nouveaux marchés, il faut absolument combattre ce point de vue. Les discours tels que celui prononcé par Pergolizzi associent les antalgiques à une approche moderne adoptée par les plus grands experts américains.

Après que Purdue eut lancé l’OxyContin aux États-Unis en 1996, l’entreprise organisa à l’intention des spécialistes – baptisés «leaders d’opinion déterminants» par le marketing pharmaceutique – des séminaires de formation dans le domaine de la douleur. Des médecins furent invités à des week-ends tous frais payés dans des lieux de villégiature tels que Boca Raton en Floride ou Scottsdale en Arizona. L’entreprise put ainsi constater que les médecins ayant participé à ces séminaires en 1996 prescrivaient deux fois plus leur produit que ceux qui n’y avaient pas assisté. Plusieurs milliers de ces spécialistes nouvellement formés adhérèrent au «bureau des orateurs» de Purdue, qui les rémunéra pour prononcer des conférences sur les opioïdes dans des conférences médicales ou des hôpitaux.

Le Dr Barry Cole, un psychiatre de Reno, commença à donner des conférences sur l’oxycodone pour le compte de Purdue durant l’année suivant l’introduction du médicament sur le marché. Au cours des dernières années, il a joué auprès des opérations internationales de l’entreprise un rôle de consultant qu’il décrit comme celui d’un «ambassadeur de la douleur», enseignant l’utilisation des opioïdes à des médecins colombiens, brésiliens, sud-coréens, philippins, chinois et singapouriens. «Tous les effets secondaires sont réversibles lorsque le traitement est interrompu, et celui-ci ne cause aucun dommage permanent à l’organisme», a par exemple expliqué Cole dans une conférence prononcée devant des spécialistes de la douleur réunis dans la ville mexicaine de Veracruz.

Dangereux pour les malades chroniques

Dans une interview au Los Angeles Times, Cole a déclaré qu’il tenait ces propos devant des auditoires internationaux en dépit du fait qu’il en était venu à éprouver des soupçons de plus en plus vifs sur l’utilisation de l’oxycodone et autres médicaments semblables aux États-Unis. Face à la propagation de l’épidémie d’opioïdes, raconte-t-il, et après avoir constaté les effets de ces produits chez ses propres patients et lu de nombreux articles scientifiques consacrés à ces médicaments, il en est finalement venu vers 2010 à la conclusion que les antalgiques étaient trop dangereux pour la plupart des patients souffrant de douleurs chroniques. «Nous pensions résoudre le problème en mettant tous ces patients sous opioïdes, explique-t-il. Or non seulement cela n’a pas marché, mais cela a eu des conséquences bien plus néfastes que ce à quoi nous nous attendions.»

Il justifie toutefois sa promotion des opioïdes auprès des médecins étrangers en soulignant que dans de nombreux pays des patients en phase terminale meurent dans de grandes souffrances. Il remarque qu’il n’a jamais esquivé les questions concernant l’abus d’antalgiques et qu’il n’a aucun moyen de savoir si ses conférences incitent les médecins qui y assistent à prescrire plus d’opioïdes. «Vous vous pointez, vous faites votre présentation, et ensuite vous reprenez l’avion pour rentrer», dit-il. Il précise qu’il a cessé d’intervenir pour le compte de Mundipharma depuis l’année dernière.

Spécialiste de la douleur et membre de l’institut national mexicain du cancer, Ricardo Plancarte Sanchez est l’un de ces «leaders d’opinion déterminants» qui ont assisté aux conférences de Cole. Depuis il intervient à son tour dans les séminaires qu’organise Mundipharma à Mexico. Plancarte explique dans une interview que son objectif est de «démystifier le recours aux opioïdes en cas de douleur chronique», et précise qu’il n’est pas rémunéré pour ses interventions. «Nous devons accentuer nos efforts pédagogiques afin que les gens utilisent plus souvent les analgésiques», déclare-t-il. Il ajoute qu’il n’a aucune crainte de voir le Mexique développer des abus et une dépendance à grande échelle. «Si nous éduquons nos médecins et nos patients, ces médicaments seront mieux utilisés qu’ils ne l’ont été aux États-Unis», estime-t-il.

OxyContin Pill White
Agence américaine anti-drogue (DEA),OxyContin, 10mg, 2018 | www.dea.gov

Des antidouleur bien moins chers

La douleur non traitée est un fléau mondial. Selon les Nations unies, des millions de personnes souffrant de cancer et de sida en phase terminale meurent chaque année dans des souffrances inutiles. Et c’est dans les pays les plus pauvres que le problème est le plus aigu. Stefano Berterame, qui travaille pour l’International Narcotics Control Board de Vienne, un organisme affilié à l’ONU, s’emploie à améliorer l’accès aux opioïdes dans les pays qui en manquent. D’après lui, la plus grande partie de ce problème mondial pourrait être résolue avec «de la simple morphine», mais que vendre un produit aussi peu coûteux n’a aucun intérêt aux yeux des multinationales pharmaceutiques. «Ça ne serait pas rentable, explique-t-il. Les laboratoires préfèrent commercialiser des médicaments coûteux.»

Aux États-Unis, Purdue facture plusieurs centaines de dollars un flacon d’OxyContin contenant un mois de traitement. La morphine générique, qui procurerait un soulagement identique de la douleur, pourrait ne coûter que 15 cents par jour.

Mundipharma n’est pas la seule entreprise à chercher de nouveaux marchés pour les opioïdes au-delà des frontières américaines. L’année dernière deux autres fabricants, Teva et Grunenthal, ont acheté des laboratoires pharmaceutiques au Mexique.

Mundipharma vend des médicaments pour tout un éventail de pathologies, parmi lesquelles l’asthme, le cancer et l’arthrite, mais le cœur de sa ligne de produits, ce sont les antalgiques opiacés. Dans son expansion mondiale, Mundipharma recherche en priorité des pays riches, assurant une bonne couverture médicale à leurs citoyens ou possédant d’importantes classes moyennes émergentes. Et il vise des patients qui soient suffisamment en bonne santé pour rester longtemps ses clients. «Si votre marché ne s’adresse qu’aux cancéreux en phase terminale, alors il est relativement limité, remarque Berterame. Alors que si vous l’étendez à tous les patients souffrant de douleurs chroniques, vous passez à un tout autre niveau financier.»

«Ne vous résignez pas»

Dans sa recherche de nouveaux patients en Espagne, Mundipharma a choisi un genre d’ambassadeurs qui ne pouvait qu’attirer l’attention : des célébrités nues. Face à la caméra, une brochette d’actrices, musiciennes et mannequins aux seins nus ont conseillé à leurs compatriotes espagnols de cesser de considérer les douleurs et la souffrance comme un aspect normal de leur vie. «Ne vous résignez pas !» exhortait ainsi l’ancien mannequin et ex-Miss Espagne Maria Reyes dans un spot télévisé de 2014. «La douleur chronique est une maladie en soi», renchérissait la chanteuse pop Conchita. Le spot d’une minute faisait partie d’une campagne nationale conçue et financée par Mundipharma.

Les publicités ne recommandaient pas de traitement ou de médicament spécifique mais incitaient les personnes souffrantes à consulter un professionnel de santé – dont plusieurs milliers ont été formés par l’entreprise à l’utilisation des opioïdes. La campagne participait d’une stratégie plus large visant à redéfinir le mal de dos, les douleurs articulaires et d’autres pathologies en tant que constituant une maladie distincte – la douleur chronique – que médecins et patients doivent prendre au sérieux.

Bénéficiaires de prescriptions renouvelées mois après mois et souvent pendant de longues années, les personnes souffrant de douleurs chroniques ont généré aux États-Unis des ventes de plusieurs milliards de dollars au bénéfice de Purdue. Des chercheurs de l’université de Caroline du Nord ont analysé les dossiers médicaux de patients prenant de l’OxyContin à des doses d’au moins 30 milligrammes – un dosage courant pour ce médicament – et ont constaté que 85 % d’entre eux avaient été diagnostiqués comme souffrant d’une douleur chronique d’un type ou d’un autre.

L’automne dernier, après que le Los Angeles Times a adressé un certain nombre de questions à Mundipharma, l’entreprise a retiré ses spots «Rebel against the pain» de sa chaîne YouTube. Une porte-parole a ensuite expliqué que les vidéos avaient été retirées parce que le programme était inactif.

Une dépendance fréquente

Aux quatre coins du monde, les sociétés Mundipharma citent des statistiques indiquant qu’il existe un important besoin non satisfait pour leurs produits. À l’occasion de l’ouverture d’un bureau à Mexico en 2014, des dirigeants de l’entreprise ont affirmé que 28 millions de Mexicains souffraient de douleur chronique. Pour le Brésil, Mundipharma a avancé le chiffre de 80 millions. L’année dernière en Colombie, un communiqué de presse de l’entreprise a déclaré que 47 % de la population – environ 22 millions de personnes – étaient touchés par cette «épidémie silencieuse».

Les autorités sanitaires américaines affirment que les opioïdes ne sont pas la solution pour la douleur chronique. Les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) ont souligné cette année qu’il n’existe pas de «preuves suffisantes» montrant que les antalgiques soulagent la souffrance des patients qui les prennent pendant plus de trois mois. Les CDC ajoutent que jusqu’à 24 % des patients prenant ces médicaments sur le long terme développent une dépendance à leur égard.

Les opioïdes sur prescription plus mortels que l’héroïne

Des responsables de Mundipharma à l’étranger ont laissé entendre publiquement que le risque lié à la consommation d’antalgiques avait été exagéré. L’année dernière, alors même que les autorités sanitaires américaines publiaient leur dernière mise en garde contre l’abus des antalgiques, un journal de Séoul rapportait qu’un responsable de Mundipharma avait déclaré que les médecins coréens «s’inquiétaient trop» du risque d’accoutumance.

Ancien responsable de l’Organisation mondiale de la santé aujourd’hui pharmacien aux Pays-Bas, Willem Scholten, que Mundipharma a un temps rémunéré pour intervenir dans des conférences médicales, explique que le président Obama, les autorités de santé et les médias ont «exagéré» la crise américaine de prescription des opioïdes. À ses yeux, l’augmentation des cas de dépendance et des décès est principalement due à l’usage récréatif abusif de ces médicaments. «Le problème vient de l’importance de la criminalité aux États-Unis, explique Scholten. Si les autres pays instaurent une bonne réglementation, ils ne connaîtront pas ces difficultés.»

Start-up pharmaceutique

Les opérations de Mundipharma dans le monde en développement s’effectuent à partir d’un élégant bureau de Singapour qui veut rappeler l’ambiance de ceux de la Silicon Valley. On y trouve des fauteuils poire, un coin détente et un bar à thé, et les employés sont incités à considérer l’entreprise comme une start-up créative – «le Google de l’industrie pharmaceutique», comme le formule un de ses cadres.

Après avoir lancé l’oxycodone aux États-Unis, la filiale canadienne de Purdue et l’entreprise australienne de Mundipharma ont commencé à promouvoir cet antalgique dans leurs pays respectifs. Depuis une quinzaine d’années, ceux-ci enregistrent des problèmes similaires à ceux qui touchent les États-Unis, avec notamment l’apparition d’un trafic illégal du médicament, des cas de dépendance et des décès.

C’est en 2011, au moment où les ventes d’OxyContin aux États-Unis amorçaient leur déclin, que Mundipharma a commencé à s’intéresser au monde en développement. On estime qu’en 2020 les pays en développement devraient dépenser plus de 20 milliards de dollars en médicaments antidouleur. Mundipharma s’est implanté d’abord en Asie, puis en Amérique latine et enfin au Moyen-Orient et en Afrique. L’entreprise est aujourd’hui présente dans 122 marchés en développement.

OxyContin Yellow Pill Front
Agence américaine anti-drogue (DEA),OxyContin, 40mg, 2018 | www.dea.gov

Une ristourne pour les patients

Le coût élevé des médicaments de marque reste un obstacle dans de nombreux pays en développement, mais Mundipharma emploie différentes méthodes pour s’adapter. Au Brésil, l’entreprise a lancé cette année un programme qui propose aux patients une remise sur ses produits. Aux États-Unis, Purdue avait instauré un système permettant aux patients de bénéficier d’une première prescription gratuite d’OxyContin. Environ 34’000 patients bénéficièrent de cette offre avant que la société ne se décide à y mettre un terme en raison des inquiétudes suscitées par les abus.

Les recettes engrangées par Mundipharma Emerging Markets, l’entreprise basée à Singapour qui supervise les opérations dans le monde en développement, ont augmenté de 800 % au cours des cinq dernières années pour atteindre un montant annuel d’environ 600 millions de dollars.

Raman Singh, patron de Mundipharma Emerging Markets, a déclaré publiquement que le volume des traitements antidouleur en Asie ne représente actuellement que le cinquantième de ce qu’il devrait être. La moitié des ventes de l’entreprise (qui incluent d’autres produits que les antalgiques) dans le monde en développement s’effectue en Chine, pays qui est l’élément central de la stratégie mondiale de Mundipharma.

La Chine dans le viseur

Le gouvernement chinois s’étant engagé à fournir une assurance santé à ses 1,4 milliard de compatriotes d’ici la fin de la décennie, l’entreprise s’emploie activement à s’assurer la première place sur le marché des traitements antidouleur. Depuis 2011, Mundipharma a recruté plus d’un millier d’employés, dont une grande majorité de technico-commerciaux, et est désormais présente dans 300 villes chinoises. Plusieurs milliers de médecins chinois ont participé à des séminaires de formation sur les médicaments produits par Mundipharma, qui revendique 60 % des parts du marché du traitement des douleurs cancéreuses. Mundipharma a financé des essais cliniques d’OxyContin et de Targin dans différents hôpitaux du pays.

Mais il subsiste en Chine, à l’égard des opioïdes, une peur profondément enracinée qui remonte au XIXe siècle, lorsque des millions de personnes ont développé une dépendance aux opiacés à la suite des défaites chinoises dans les guerres de l’opium. Conformément à une réglementation officielle extrêmement stricte, les patients ne peuvent se procurer de l’oxycodone que dans un hôpital ou un autre établissement médical, lequel ne leur fournira que l’équivalent de deux semaines de traitement. Mais relativement peu de Chinois utilisent les antalgiques de Mundipharma en raison de leur prix élevé.

L’entreprise s’efforce de séduire les patients chinois grâce à une campagne encourageant les gens à prendre les médicaments que leur médecin leur prescrivent. Une vidéo figurant sur le site web de l’entreprise montre une infirmière apaisant les craintes d’un patient âgé atteint d’un cancer qui fait part de ses inquiétudes de développer une accoutumance aux antalgiques. «Vous ne risquez aucune accoutumance si vous suivez les instructions de votre médecin», lui explique-t-elle.

En Chine, où l’on recense près de 3 millions de personnes officiellement enregistrées comme faisant un usage abusif de médicaments, le gouvernement soumet les toxicomanes à un régime rigoureux dans des centres de désintoxication que les défenseurs des droits de l’homme dénoncent comme étant de véritables prisons. Le traitement de ces patients est rudimentaire voire inexistant dans de nombreux pays du monde en développement. Nabarun Dasgupta, chercheur à l’université de Caroline du Nord qui travaille auprès des autorités fédérales de santé et de l’OMS sur l’abus des opioïdes délivrés sur ordonnance, souligne que la généralisation de l’usage des antalgiques dans ces pays «constitue une recette pour un désastre annoncé» car «un certain pourcentage d’utilisateurs devront par la suite être traités pour se défaire de leur accoutumance».

OxyContin Pill Green
Agence américaine anti-drogue (DEA),OxyContin, 80mg, 2018 | www.dea.gov

Un risque pour l’Europe

Les autorités sanitaires européennes s’inquiètent beaucoup moins du problème de l’accoutumance que leurs homologues américains. Dans de nombreux pays, les systèmes de santé contrôlent les prescriptions, rendant ainsi bien plus difficile qu’aux États-Unis l’obtention de grandes quantités de médicaments opiacés ouvrant la voie au trafic illégal ou à l’abus récréatif.

Pourtant, une équipe de chercheurs internationaux ayant mené récemment la première étude européenne à grande échelle sur l’abus de médicaments a découvert ce que le directeur de cette recherche a qualifié de problème significatif d’abus d’opioïdes sur ordonnance. Selon le scientifique Scott Novak, qui travaille pour l’organisation à but non lucratif RTI International, en Caroline du Nord, l’abus des antalgiques en Europe a atteint un niveau semblable à celui des États-Unis au début des années 2000, «soit juste avant le début de la propagation de l’épidémie». En Espagne, 18 % des sondés ont reconnu avoir abusé des antalgiques au cours de leur existence. Dans l’ensemble de l’Europe, les gens à qui l’on a prescrit des médicaments antidouleur sont huit fois plus susceptibles que les autres d’abuser de ces produits. Novak prévient : «Si le nombre de prescriptions d’antalgiques continue d’augmenter, les Européens pourraient connaître un problème majeur de santé publique.»

Mundipharma International conteste cette conclusion. L’entreprise a publié un communiqué dans lequel elle pointe que l’abus des antalgiques est un moindre problème en Europe qu’aux États-Unis, ce qui selon elle est dû en partie à une réglementation plus stricte en matière de produits pharmaceutiques et à une vigilance plus grande des systèmes publics de santé.

«Extrêmement préoccupé»

L’abus d’OxyContin est un problème reconnu dans au moins un pays européen : Chypre. C’est en 2008 que Mundipharma a commencé à commercialiser son médicament dans cette île d’un million d’habitants. La couverture santé en vigueur dans le pays a rendu le médicament meilleur marché que l’héroïne, et les toxicomanes ont commencé à broyer les cachets pour les sniffer. Les policiers appelés pour des overdoses étaient loin de bénéficier de l’expérience américaine avec les antalgiques. Stelios Sergides, commissaire de la police nationale chypriote, se souvient que la première fois où il a entendu le nom OxyContin, il a dû en chercher la signification sur Internet. Depuis 2013, les autorités recensent six décès directement dus au médicament. «C’est un gros problème, un gros problème», déplore Sergides.

Mundipharma se dit «extrêmement préoccupé» par les morts survenues à Chypre et estime que la faute en incombe à un centre de désintoxication qui utilise l’OxyContin pour traiter la dépendance à l’héroïne, une pratique que l’entreprise ne recommande pas.

Dans le bureau chypriote de Mundipharma, son directeur général, Menicos M. Petrou, qualifie l’OxyContin d’«excellent produit» et dit avoir été honoré de pouvoir rencontrer des membres de la famille Sackler venus sur l’île pour visiter une usine. «Dans la plupart des cas, remarque-t-il, un laboratoire pharmaceutique ne peut pas faire grand-chose quand les gens font un usage abusif de ses médicaments.»

 

A propos

Cet article a été rédigé avec la collaboration d’Hector Becerra, Marisa Gerber et Brittny Mejia, journalistes à la rédaction du Los Angeles Times à Los Angeles, ainsi que de la correspondante spéciale Jessica Meyers et des assistants Nicole Liu et Yingzhi Yang du bureau du Los Angeles Times à Pékin.