Monsanto, une histoire à facettes
La Monsanto Chemical Company, dont le siège est à Saint Louis, dans le Missouri, fut créée en 1901 par John Francis Queeny. Chimiste autodidacte, c’est lui qui a introduit aux Etats-Unis la technique allemande de fabrication de la saccharine, premier édulcorant artificiel. Dans les années 20, Monsanto devient l’un des principaux fabricants d’acide sulfurique et autres produits industriels de base. C’est l’une des quatre entreprises qui, depuis les années 40, se sont maintenues parmi les dix premières de l’industrie chimique aux Etats-Unis.
Dans les années 40, Monsanto centre ses activités sur les matières plastiques et synthétiques. En 1947, un cargo français chargé d’engrais (nitrate d’ammoniac) explose à quai dans le port de Galveston, au Texas, devant une usine de plastiques de Monsanto. L’accident, qui fait 500 morts, reste dans les annales comme l’un des premiers désastres de l’industrie chimique. L’usine fabriquait du styrène et du polystyrène, toujours utilisés entre autres dans l’emballage alimentaire. Dans les années 80, l’Agence [américaine] de protection de l’environnement (EPA) classe le polystyrène au cinquième rang des produits dangereux en raison des risques dus aux déchets de sa fabrication.
Les PCB
En 1929, la Swann Chemical Company, qui sera bientôt rachetée par Monsanto, met au point les polychlorobiphényles (PCB), vite appréciés pour leur inertie chimique et leur résistance au feu exceptionnelles. Le principal client sera l’industrie électrique, qui emploie les PCB comme liquides réfrigérants ininflammables dans les nouveaux transformateurs. Dans les années 60, la famille des PCB de Monsanto s’élargit aux lubrifiants, aux liquides hydrauliques, aux revêtements étanches et aux joints d’obturation. Or les preuves de la toxicité des PCB ont été établies dès les années 30 et des chercheurs suédois, étudiant l’impact biologique du DDT, ont découvert dans les années 60 des PCB en concentration importante dans le sang, les poils et les graisses d’animaux sauvages.
Les travaux des années 60 et 70 montrent que les PCB et autres organochlorés aromatiques sont hautement cancérigènes et responsables de toute une série de désordres immunitaires, de troubles du développement foetal et de la reproduction. Leur haute affinité chimique pour les graisses explique qu’ils s’y concentrent de façon spectaculaire, par un phénomène de bioaccumulation qui touche toute la faune aquatique du Grand Nord. La morue de l’Arctique, par exemple, présente des taux de PCB 48 millions de fois supérieurs à ceux des eaux environnantes ; les tissus d’un mammifère prédateur comme l’ours polaire en contiennent encore 50 fois plus. Malgré l’interdiction faite en 1976 aux Etats-Unis de produire des PCB, les effets toxiques et perturbateurs de ces produits sur les fonctions endocrines se perpétuent dans le monde entier.
Le centre mondial de fabrication des PCB a longtemps été l’usine Monsanto d’East Saint Louis, dans l’Illinois. C’est une banlieue en dépression économique chronique, séparée de Saint Louis par le Mississippi et bordée, outre l’usine Monsanto, par deux immenses hauts-fourneaux. Là vivent, écrit Jonathan Kozol, auteur d’ouvrages sur l’éducation, “quelques-uns des enfants les plus malades d’Amérique”. La zone occupe la première place dans l’Illinois pour le nombre de décès in utero et de naissances prématurées, la troisième pour la mortalité natale et l’une des premières aux Etats-Unis pour l’asthme infantile.
Les dioxines : un héritage de la pollution
Alors que la population d’East Saint Louis continue de vivre les affres de la pollution, de la pauvreté, de la disparition des infrastructures et des services urbains les plus élémentaires, la ville voisine de Times Beach, dans le Missouri, a dû être évacuée, en 1982, sur ordre fédéral, tellement elle était contaminée. Apparemment, la municipalité et plusieurs particuliers avaient eu recours à un entrepreneur pour plaquer la poussière des routes par aspersion d’huiles usagées. Pour parvenir à cela, le même entrepreneur avait enlevé les boues, résidus de fabrication contenant des dioxines, des usines chimiques du coin. Après la mort de 50 chevaux, divers chats et chiens, et de centaines d’oiseaux, sur une aire couverte aspergée d’huile, une enquête a mis en cause le rôle des dioxines présentes dans ces boues. Deux fillettes ayant joué sur l’aire sont tombées malades – l’une a dû être hospitalisée quatre semaines pour de graves troubles des reins. De nombreux enfants nés de mères exposées à l’huile polluée ont présenté des atteintes du système immunitaire et du cerveau.
Monsanto a toujours nié la moindre implication dans cette affaire, bien qu’un comité d’action, le Times Beach Action Group (TBAG) de Saint Louis, ait fait des analyses révélant une forte présence de PCB produits par Monsanto dans les échantillons de sol pollué.”Ici, dans le Missouri”, estime Steve Taylor, du TBAG, “Monsanto est le coeur du problème.” Et s’il reconnaît volontiers que bien des questions sur Times Beach restent sans réponse, il a la preuve que les investigations sur l’origine des boues épandues n’ont concerné que des sociétés autres que Monsanto.
L’occultation de l’affaire a atteint des sommets sous la présidence de Ronald Reagan. De notoriété publique, les agences chargées de l’environnement négociaient en coulisse avec les industriels, leur garantissant l’indulgence et des amendes symboliques. Anne Gorsuch Burford, nommée par Ronald Reagan à la tête de l’EPA, a dû démissionner au bout de deux ans. Et son assistante particulière, Rita Lavelle, fut condamnée à six mois de prison ferme pour faux témoignage et entrave à la justice. Dans un épisode archiconnu, la Maison-Blanche avait ordonné à Mme Burford de cacher le dossier de Times Beach et d’autres sites toxiques au Missouri et en Arkansas. Mme Lavelle a comparu pour avoir déchiré ces dossiers. Un journaliste du Philadelphia Inquirer a identifié Monsanto comme l’un des géants de la chimie qui invitaient fréquemment Mme Lavelle à déjeuner et à dîner. Les habitants de Times Beach ont dû attendre onze ans leur évacuation, jusqu’en 1982, alors que l’on savait depuis huit ans que la dioxine était à l’origine de la contamination.
Monsanto a commencé à avoir affaire aux dioxines à la fin des années 40, lorsqu’elle a commencé à fabriquer l’herbicide 2,4,5-T. “Très vite”, écrit Peter Sills, auteur d’un livre à paraître sur la dioxine, “les ouvriers de Monsanto ont souffert d’inflammations cutanées, de douleurs inexplicables des membres, des articulations et d’autres parties du corps, d’affaiblissement, d’irritabilité, de nervosité, de baisse de la libido […]. Les notes internes montrent que la compagnie savait que ces hommes étaient malades, mais qu’elle en dissimulait les preuves.” En 1949, l’explosion de l’usine Nitro de Monsanto, en Virginie-Occidentale, remet ces troubles de santé sur le tapis. Il faut attendre 1957 pour identifier la dioxine, comme responsable. L’armée américaine s’intéressait apparemment déjà à la dioxine, car elle y voyait une arme chimique potentielle. A la requête de la Saint Louis Journalism Review, dans le cadre de la loi sur la liberté d’accès à l’information, quelque 600 pages de rapports et de correspondance entre Monsanto et l’US Army Chemical Corps ont été publiées. Ces pages relatent des discussions qui remontent à 1952 et qui concernent l’utilisation militaire de l’herbicide 2,4,5-T.
Agent orange : le Vietnam empoisonné
L’agent orange, un défoliant déversé par l’armée américaine sur les forêts tropicales du Vietnam dans les années 60, était un mélange de 2,4,5-T et de 2,4-D produit par divers fabricants. Mais l’agent orange de Monsanto contenait bien plus de dioxines que celui de Dow Chemical, son grand rival en la matière. C’est ainsi que Monsanto s’est retrouvée accusée principale du procès en réparation des vétérans atteints des symptômes liés au défoliant. Lors de la signature de l’accord entre leurs avocats et sept entreprises, sur un dédommagement de 180 millions de dollars, le juge a ordonné que Monsanto en paie 45,5 % .
Dans les années 80, Monsanto a mené une série d’études visant à minimiser ses responsabilités relatives non seulement à l’agent orange, mais aussi à la contamination récurrente des ouvriers de son usine en Virginie-Occidentale. Lors d’une action judiciaire intentée par des cheminots intoxiqués par des dioxines après le déraillement d’un train, il est apparu que ces recherches étaient biaisées. Selon le représentant officiel de l’EPA, elles étaient manipulées pour étayer la thèse de Monsanto selon laquelle les dioxines ne causent qu’une irritation de la peau, la chloracné. “Selon les témoins du procès”, rapportent Jed Greer et Kenny Bruno, documentalistes à Greenpeace, “Monsanto n’a pas classé ses employés en fonction de leur exposition et de leur non-exposition ; elle a délibérément ignoré plusieurs cas importants de cancers ; elle a omis de décrire les irritations cutanées (chloracnés) selon les critères des dermites industrielles ; elle n’a pas apporté les preuves montrant que les rapports d’experts cités étaient complets ; et elle a menti sur la contamination par les dioxines de ses produits”.
La présence de dioxines dans de nombreux produits Monsanto était connue, des herbicides d’usage domestique au désinfectant Santofen, alors vendu sous le nom de Lysol. C’est pourquoi le jury a condamné Monsanto à une amende de 16 millions de dollars. Leçon du procès, selon le Globe and Mail de Toronto : “La déposition des cadres de Monsanto trahissait une culture d’entreprise qui se soucie moins de la sécurité des produits et des employés que des ventes et des profits.” “Ils ne tenaient pas compte de la santé des ouvriers, ajoute le journaliste Peter Sills. Plutôt que de tenter d’accroître leur sécurité, ils préféraient les forcer à travailler par l’intimidation et la menace de licenciement.”
Pis, selon une note de Cate Jenkins, juriste à l’EPA, la fraude scientifique était érigée en système. “Monsanto a fourni à l’EPA de fausses informations qui ont adouci la réglementation sur la protection de la nature (Resources Conservation and Recovery Act) et sur les pesticides (Federal Insecticide, Fungicide and Rodenticide Act)”, notait Mme Jenkins en 1990, conseillant de poursuivre l’entreprise au pénal. Selon des documents internes de Monsanto, les échantillons d’herbicides fournis au ministère de l’Agriculture étaient trafiqués au préalable ; des pseudo-arguments relevant de la chimie ont été avancés pour assouplir un règlement sur le 2,4-D ; la contamination du Lysol a été dissimulée ; et des centaines de salariés malades ont été exclus des études sanitaires. Monsanto a caché la contamination de nombre de ses produits par les dioxines, soit en la taisant, soit en fournissant au gouvernement des échantillons truqués pour analyse ou de fausses données.
Roundup : l’herbicide le plus vendu au monde
Aujourd’hui, le Roundup et les autres herbicides au glyphosate représentent au moins un sixième des ventes annuelles de Monsanto et la moitié de son résultat net, l’entreprise s’étant séparée de ses activités de chimie industrielle et de fibres synthétiques, regroupées en septembre 1997 dans Solutia. Sa publicité agressive présente le Roundup comme un herbicide polyvalent, sûr, applicable aux pelouses comme aux vergers ou aux grandes forêts de conifères, dont il nettoie les arbrisseaux à feuilles caduques au profit des sapins, plus rentables, ou des épicéas. La coalition antipesticide North-West Coalition for Alternatives to Pesticides (NCAP) de l’Oregon a passé en revue 40 études scientifiques sur les effets du glyphosate et des amines polyoxyéthylènes qui servent d’agents de surface au Roundup. Pour conclure, cet herbicide est moins bénin que ne le laisse croire la publicité.
En 1997, Monsanto a enfin réagi à cinq années de plaintes provenant du procureur général de l’Etat de New York pour publicité mensongère. La société a retiré de ses annonces l’allégation que le Roundup était biodégradable et écologique, payant en outre 50 000 dollars de frais de justice à l’Etat. En mars 1998, Monsanto s’est résolue à régler 225 000 dollars pour avoir imprimé 75 mentions inexactes sur les étiquettes des bidons de Roundup. C’est le plus important dédommagement jamais obtenu au titre des lois sur les pesticides ou la sécurité du travail. Les étiquettes, raconte le Wall Street Journal, déconseillaient l’entrée dans les zones traitées pendant quatre heures, au lieu de douze au minimum.
Ce n’était d’ailleurs que la dernière en date d’une série de condamnations de Monsanto aux Etats-Unis, incluant 108 millions de dollars versés au Texas pour le décès d’un employé à la suite d’une leucémie en 1986, 648 000 dollars pour non-déclaration à l’EPA de données sanitaires en 1990, 1 million pour la fuite de 800 000 litres de liquides acides dans le Massachusetts en 1991, 39 millions de dollars à Houston, au Texas, pour l’abandon de déchets industriels dangereux dans une fosse non étanchéifiée en 1992, etc. L’inventaire officiel des pollutions toxiques émanant des industries américaines et établi pour l’année 1995 par l’EPA place Monsanto en cinquième position avec 18’000 tonnes de rejets dans l’air, le sol et l’eau.
Le dossier des spécialités pharmaceutiques de Monsanto contient d’autres éléments inquiétants. Le produit phare de sa filiale GD Searle est le célèbre aspartame, un édulcorant de synthèse. Dès 1981, quatre ans avant le rachat de Searle par Monsanto, une enquête de trois chercheurs indépendants pour la Food and Drug Administration (FDA), qui surveille l’alimentation et les médicaments, confirmait des rapports qui circulaient depuis huit ans : “L’aspartame pourrait provoquer des tumeurs du cerveau.” La FDA avait révoqué la licence de Searle l’autorisant à vendre l’aspartame, mais son nouveau commissaire, désigné par Ronald Reagan, annula la décision.
Une étude peu rassurante, parue dans le Journal of Neuropathology and Experimental Neurology en 1996, établit une corrélation entre l’augmentation brutale du nombre de cancers du cerveau et l’arrivée de l’aspartame sur le marché. Erik Millstone, de l’Institut de recherche sur la politique scientifique de l’Université du Sussex, cite des rapports des années 80 qui relient l’aspartame à une longue série d’effets indésirables chez les personnes fragiles : céphalées, troubles de la vision, engourdissement, surdité partielle, spasmes musculaires, crises d’épilepsie…. En 1989, Searle a de nouveau été confrontée à la FDA, qui l’accusait, contrairement à ses recommandations, de viser, dans une publicité pour un médicament contre les ulcères, un public bien trop vaste et trop jeune. Monsanto-Searle sera contrainte à publier dans plusieurs journaux destinés aux médecins des mises au point sous le titre : “Publié pour corriger une annonce jugée trompeuse par la FDA”.
Le meilleur des mondes transgéniques
Pour nombre d’observateurs, Monsanto poursuit exactement les mêmes pratiques douteuses par la promotion agressive de ses produits transgéniques, de l’hormone de croissance bovine recombinante (HCBr), destinée à augmenter la lactation des vaches, au soja et autres graines modifiées pour résister au Roundup, en passant par des variétés de coton résistant à certains insectes.
Au départ, Monsanto était l’un des quatre industriels de la chimie désireux de vendre et de fabriquer une hormone de croissance bovine artificielle, transgénique, produite par la bactérie E.coli, manipulée dans cet objectif. Une autre de ces sociétés était American Cyanamid, qui a été absorbée par American Home Products, laquelle négociait l’an dernier sa fusion avec Monsanto. Les quatorze années d’efforts pour persuader la FDA d’autoriser la HCBr ont été jalonnées de controverses, et le bruit a couru d’une entente discrète pour étouffer les résultats gênants. Richard Burroughs, vétérinaire de la FDA, s’est vu signifier son renvoi après qu’il eut accusé Monsanto et la FDA de détruire et de falsifier des données pour cacher l’effet des injections de HCBr sur la santé des vaches laitières.
En 1990, l’autorisation de la HCBr semble imminente. Mais un chercheur en médecine vétérinaire de l’Université du Vermont remet à deux législateurs de l’Etat des documents jusque-là secrets, qui révèlent l’augmentation significative des infections mammaires chez les vaches recevant des injections expérimentales de HCBr, ainsi qu’une augmentation des malformations chez les veaux auxquels elles ont donné naissance. Un groupe régional de défense des agriculteurs se penche alors sur les travaux de l’université et découvre que les animaux de l’expérience ont eu d’autres problèmes : blessures des membres inférieurs, troubles métaboliques, difficultés de reproduction et infections utérines. Le Bureau de vérification du Congrès des Etats-Unis ouvre une enquête, sans pouvoir obtenir de Monsanto ni de l’université les études concernant les effets tératogènes et toxiques de l’hormone pour l’embryon. Il conclut que, les vaches traitées à la HCBr souffrant plus souvent de mastites (30 % en plus), il convient d’étudier les conséquences d’un taux élevé d’antibiotiques dans leur lait.
En 1994, la FDA donne le feu vert à Monsanto pour la commercialisation de la HCBr. L’année suivante, Mark Kastel, du Syndicat des agriculteurs du Wisconsin, publie les résultats de l’expérimentation de la HCBr par les éleveurs de l’Etat. Ils rapportent une foule de problèmes, outre les 21 risques pour la santé que Monsanto est déjà tenu de citer sur les emballages de l’hormone artificielle Posilac. M. Kastel découvre qu’un grand nombre de vaches traitées à la HCBr meurent spontanément, que la fréquence des infections mammaires est élevée, que les métabolismes sont bouleversés et les vêlages problématiques, enfin qu’il est très difficile de sevrer les animaux du produit. Beaucoup d’éleveurs chevronnés qui ont essayé la HCBr ont dû renouveler une bonne partie de leur cheptel.
Au lieu de se pencher sur les causes du mécontentement, Monsanto passe à l’attaque, menace de traîner devant les tribunaux les petits producteurs qui osaient annoncer : “Lait sans hormone artificielle”. Et elle s’associe au procès des grandes laiteries industrielles contre une loi du Vermont, la seule aux Etats-Unis qui les oblige à signaler la présence de HCBr dans leurs produits. Cependant, les preuves des effets nocifs de cette hormone sur la santé animale et humaine continuent de s’accumuler.
Le soja tolérant au Roundup
Pour éviter l’étiquetage du maïs et du soja transgéniques exportés par les Etats-Unis, Monsanto emploie des méthodes qui rappellent celles qui étaient censées étouffer la contestation de l’hormone laitière. Contrairement à l’affirmation de la société selon laquelle l’adoption de son soja transgénique tolérant au Roundup (Roundup Ready) réduira à terme l’usage des herbicides, la popularisation de ces semences tolérantes accroîtra plutôt la dépendance des agriculteurs aux herbicides [voir article page 32]. Les mauvaises herbes qui apparaissent après la dispersion ou la dégradation d’un premier épandage d’herbicide sont généralement traitées à nouveau. “Cela encouragera l’abus des herbicides”, a confié Bill Christison, cultivateur de soja dans le Missouri, à Kenny Bruno, de Greenpeace. “Le principal argument de vente du soja tolérant au Roundup auprès des agriculteurs, c’est de pouvoir cultiver des terrains envahis de mauvaises herbes en y déversant plein de produits chimiques pour résoudre le problème. Or ce n’est pas une pratique à favoriser.” M. Christison réfute l’argument de Monsanto selon lequel l’emploi de semences tolérantes aux herbicides réduirait l’érosion des sols, en évitant des labourages excessifs. Il ajoute que les agriculteurs du Midwest ont inventé toutes sortes de techniques pour diminuer l’emploi des herbicides.
De son côté, Monsanto a augmenté sa production de Roundup depuis quelques années. Son brevet aux Etats-Unis devant expirer en 2000 et la concurrence des glyphosates génériques se faisant sentir sur le marché mondial, la stratégie est d’enjoliver le Roundup avec des semences qui lui sont tolérantes, dans l’espoir de ne pas voir les ventes baisser. Les éventuels effets sur la santé et l’environnement des cultures tolérantes au Roundup (allergies, plantes sauvages envahissantes, transfert de la tolérance au Roundup via les pollens à d’autres variétés de soja et végétaux apparentés…) n’ont pas tous été étudiés.
Ces risques potentiels peuvent sembler des spéculations à long terme. Mais les aventures des cultivateurs américains de coton avec les semences transgéniques de Monsanto montrent qu’il n’en est rien. La société a mis sur le marché début 1996 deux variétés transgéniques de coton. L’une résiste au Roundup et l’autre, appelée Bollgard, sécrète une toxine microbienne censée contrôler les dégâts de trois insectes nuisibles au coton. L’agriculture biologique emploie aussi cette toxine, ou plutôt le bacille qui la produit, Bacillus thuringiensis (Bt), sous sa forme naturelle, depuis le début des années 70. La vie de ce bacille est courte. La toxine qu’il secrète ne s’active que dans l’environnement alcalin du système digestif de certains vers et chenilles. Les plantes qui expriment les gènes transférés du Bt fabriquent, au contraire, la forme active de la toxine toute leur vie . Ainsi la plupart des maïs transgéniques commercialisés actuellement portent-ils des transgènes de Bt, afin d’éloigner des parasites communs.
Le risque prévisible avec ces plantes tolérantes, c’est que la présence de la toxine tout au long de leur cycle est susceptible d’encourager le développement de lignées d’insectes résistants. Selon les calculs de l’EPA, la résistance au Bt peut ainsi se généraliser dans une espèce en trois à cinq ans, rendant inopérants les traitements par le bacille naturel. L’EPA oblige donc les agriculteurs à cultiver des “champs refuges” contenant jusqu’à 40 % de coton non insecticide pour contrer cet effet. De plus, la sécrétion de la toxine par les plantes risque d’affecter autant les insectes utiles que ceux que l’agriculteur souhaite éliminer.
Or les effets négatifs du coton Bollgard au Bt ont été plus rapides que prévu, au point que Monsanto et ses partenaires ont dû retirer du marché plus de 2 millions de tonnes de semences de coton transgénique et verser des millions de dollars pour dédommager les cultivateurs du sud des Etats-Unis. Trois d’entre eux qui avaient refusé un accord à l’amiable se sont vu attribuer près de 2 millions de dollars par le Mississippi Seed Arbitration Council. Selon plusieurs rapports, non seulement le coton était infesté d’anthonomes, mais la germination s’est révélée aléatoire, les rendements pauvres et les plantes mal formées . Certains agriculteurs ont perdu la moitié de leur récolte. Le coton tolérant au Roundup de Monsanto n’a pas donné de résultats plus brillants.
Malgré tout, Monsanto encourage l’agriculture transgénique en prenant le contrôle de nombreuses grosses compagnies de semences parmi les mieux implantées aux Etats-Unis. L’entreprise possède désormais Holdens Foundation Seeds, fournisseur des maïs cultivés dans 25 à 35 % des plantations des Etats-Unis, et Asgrow Agronomics, qui est “le plus gros producteur, multiplicateur et distributeur de soja ”. Au printemps dernier, la société a finalisé son rachat de De Kalb Genetics, le deuxième producteur de semences aux Etats-Unis et le neuvième du monde, et de Delta and Pine Land, numéro un des semences de coton aux Etats-Unis , contrôlant, dorénavant, 85 % du marché américain.
Monsanto s’efforce en outre d’étendre ses acquisitions et ses ventes de produits dans d’autres pays. En 1997, elle a racheté Sementes Agroceres, “leader des semences de maïs au Brésil” avec 30 % du marché. Début 1998, la police fédérale brésilienne enquêtait sur l’importation apparemment illégale de plus de 200 sacs de soja transgénique, dont certains semblaient provenir d’une filiale argentine de Monsanto. La loi au Brésil n’autorise l’importation de produits transgéniques qu’après une période de quarantaine et une série de tests destinés à protéger la flore indigène. En 1997, au Canada, Monsanto a dû reprendre 60 000 sacs de graines de colza (“Canola”) transgénique tolérant au Roundup. Les semences de ce lot contenaient, semble-t-il, un gène différent de celui qui était autorisé à la consommation par le bétail et les humains.
Bob Shapiro, le faiseur d’images
On comprend que cette longue et sombre histoire n’incite pas les citoyens informés des Etats-Unis et d’Europe à confier à Monsanto l’avenir de notre nourriture et de notre santé. La société fait le maximum pour ne pas paraître troublée par cette résistance. Sa formidable campagne publicitaire au Royaume-Uni, son parrainage d’une exposition high-tech sur la biodiversité au Musée américain d’histoire naturelle de New York et d’autres initiatives ont pour but de la peindre plus verte, plus vertueuse, plus tournée vers l’avenir que ses opposants.
Aux Etats-Unis, elle soigne son image et son influence politique grâce au soutien de personnalités haut placées. En mai 1997, Mickey Kantor, architecte de la campagne électorale de Bill Clinton en 1992 et représentant officiel du commerce des Etats-Unis lors du premier mandat de ce président, a été élu au conseil d’administration de Monsanto. Marcia Hale, ancienne assistante personnelle de Clinton, a travaillé comme responsable des relations publiques de Monsanto au Royaume-Uni. Le vice-président Al Gore, bien connu pour ses publications et ses discours sur l’environnement, fait entendre sa voix en faveur de l’agriculture transgénique, du moins depuis l’époque où il siégeait au Sénat. David W. Beier, son principal conseiller aux affaires intérieures, était auparavant directeur des affaires gouvernementales à Genentech.
Sous la houlette de son PDG Robert Shapiro, Monsanto a mis le paquet pour changer son image de fournisseur de produits chimiques dangereux au profit de celle d’une institution éclairée et imaginative, en croisade pour éradiquer la faim. M. Shapiro, entré à GD Searle en 1979 et devenu président de sa filiale Nutrasweet en 1982, siège parmi les conseillers du Président pour les négociations et la politique du commerce, après avoir participé à la révision de la politique nationale de la Maison-Blanche. Il se décrit comme un visionnaire, un homme de la Renaissance ayant pour mission d’utiliser les ressources de la société pour changer le monde. “La seule raison de travailler dans une grande entreprise, c’est la possibilité d’accomplir des choses vraiment importantes à grande échelle”, a-t-il déclaré à Business Ethics, journal du mouvement pour “un monde des affaires socialement responsable” aux Etats-Unis.
M. Shapiro n’entretient pas d’illusion sur la réputation de Monsanto aux Etats-Unis. Il évoque avec sympathie le dilemme de ses employés dont les enfants subissent l’étonnement poli de leurs copains. Il est le premier à reconnaître que les gens veulent un changement profond et il est prompt à plier ce désir aux objectifs de Monsanto. Pour preuve, ses propos dans la Harvard Business Review : “Ce n’est pas une question de gentils et de méchants. Cela ne sert à rien de dire : ‘Si au moins les méchants faisaient faillite, le monde irait mieux.’ C’est tout le système qui doit changer ; il faut saisir la formidable opportunité de réinvention.”
Evidemment, dans le système réinventé par M. Shapiro, les puissantes corporations non seulement existent encore, mais contrôlent notre vie de plus en plus. Monsanto, nous dit-on, a changé. Elle s’est débarrassée de sa division chimie industrielle et remplace les produits chimiques par l‘ “information” génétique et autres produits biotech. Mais, venant d’une société qui tire ses plus gros profits d’un herbicide et qui poursuit en justice ses critiques, faisant taire les médias, c’est une déclaration de principe ironique et peu crédible. Dans son rapport annuel de 1998, Monsanto expose sa maîtrise des mots à connaître. Le Roundup n’y est pas un herbicide, mais un outil pour éviter les labours et l’érosion. Les semences transgéniques ne sont pas une affaire de royalties, mais une réponse à la croissance démographique. L’appropriation des gènes ne réduit pas tout être vivant au statut de marchandise, achetée et vendue, brevetée, sur le marché ; elle ouvre la voie de la “démarchandisation” : le remplacement de la production de masse par une diversité de produits spécialisés, sur mesure. Langue de bois de premier choix.
On voudrait enfin nous faire croire que la propagande agressive pour les techniques génétiques ne procède pas de l’impudence propre à une grande entreprise, mais d’une loi de la nature. Le rapport annuel fait une analogie entre la croissance rapide du nombre de paires de base d’ADN identifiées et le rythme exponentiel, connu depuis les années 60, de la miniaturisation électronique. L’apparente croissance exponentielle de ce qu’on y nomme “savoir biologique” n’est rien moins que la “loi de Monsanto”. Comme toute loi putative de la nature, force est de constater qu’elle s’applique, en l’occurrence, à la croissance exponentielle de l’emprise totale de Monsanto.
Pourtant, l’avancée technologique n’est pas simplement une “loi de la nature”. Les technologies ne sont pas des forces sociales, ni de simples outils neutres au service de fins sociales que nous choisissons. Elles sont au contraire les produits de certains intérêts et institutions. Lorsqu’un progrès technique se met en route, il peut avoir plus de conséquences que ce qu’avaient prévu ses créateurs : plus la technique est puissante, plus son impact est pénétrant.
Ainsi, la “révolution verte” des années 60 et 70, qui a augmenté les rendements, pour un temps, a asservi les agriculteurs du monde entier à des intrants chimiques coûteux. Elle a causé l’exil des populations rurales, détruit les sols, les eaux, les fondements sociaux millénaires de nombreux pays. Ces dislocations à grande échelle ont nourri l’augmentation des naissances, l’urbanisation, la perte de pouvoir social, enchaînant un autre cycle d’appauvrissement et de faim.
La deuxième révolution verte que promettent Monsanto et les autres compagnies de biotechnologie menace de bouleverser encore plus l’occupation traditionnelle des terres et les rapports sociaux. Refuser Monsanto et ses biotechnologies, ce n’est pas rejeter la technique en soi, mais vouloir substituer aux techniques de manipulation, de contrôle, de bénéfices, faisant peu de cas de la vie, les techniques authentiquement écologiques du respect des cycles naturels et de la santé de l’individu et du groupe, qui favorisent la vie rurale et fonctionnent à l’échelle humaine. Croire en la démocratie, c’est exiger de pouvoir choisir des procédés bénéfiques, et non pas laisser des institutions incontrôlables comme Monsanto décider pour nous. Il est des méthodes conçues pour enrichir à perpétuité un petit cercle, d’autres s’enracinent dans l’harmonie entre communautés humaines et milieu naturel. La santé, la nourriture et la vie demain sur Terre sont vraiment en jeu.
A propos de l’auteur :
Brian Tokar est un activiste et auteur américain, Maître d’enseignement et de recherche en études environnementales à la University of Vermont. Il est membre du conseil exécutif de « 350Vermont », ainsi que de l’Institute of Social Ecology dont il a été le directeur de 2008 à 2015.
Paru en 2020, son dernier ouvrage s’intitule Climate Justice and Community Renewal : Resistance and Grassroots Solutions (non traduit, paru chez Routledge). Une synthèse internationale des réponses populaires au changement climatique. Il est également l’auteur de The Green Alternative (1987), Earth for Sale (1997), et Toward Climate Justice: Perspectives on the Climate Crisis and Social Change (2010). Il a en outre fourni de nombreuses contributions dans des ouvrages collectifs parmi lesquels : The Routledge Handbook on the Climate Change Movement (2014), Social Ecology and Social Change (2015), Climate Justice and the Economy (2018), Handbook of Climate Justice (2019), Globalism and Localization: Emergent Solutions to Our Ecological and Social Crises (2019) et Pluriverse: The Post-Development Reader (2019).