« L’Indien qui pleure », la publicité qui a dupé le mouvement écologiste

Il s’agit probablement de la larme la plus célèbre de l’histoire de l’Amérique : Iron Eyes Cody, un acteur en tenue amérindienne, pagaie sur un canoë en écorce de boulot, dans des eaux qui semblent d’abord paisibles et cristallines, avant d’apparaître de plus en plus polluées. Il finit par tirer son embarcation sur le rivage et se dirige vers une autoroute fréquentée. Alors que l’Indien contemple le paysage pollué, un individu jette un sac en papier depuis la fenêtre de son auto. Le sac s’éventre sur la chaussée, répandant des emballages de fast-food sur les mocassins ornés de perles de l’Indien. D’une voix résignée, le narrateur commente : « Certaines personnes témoignent un respect profond et constant pour la beauté naturelle qui était celle de ce pays. D’autres non. » Zoom sur le visage d’Iron Eyes Cody, où l’on discerne une larme, qui roule, doucement, le long de sa joue.
La larme de Cody est apparue à la télévision pour la première fois dans une publicité d’intérêt général pour l’organisation anti-détritus Keep America Beautiful. Diffusée sans arrêt à la télévision dans les années 1970, dans son mouvement traînant, la larme a aussi été relayée, figée, sur d’autres supports – presse et panneaux publicitaires -, immortalisant l’image d’Iron Eyes Cody comme celle de « l’Indien qui pleure ». La publicité a remporté de nombreux prix et reste considérée, aujourd’hui encore, comme l’un des meilleurs spots publicitaires de l’histoire. Au milieu des années 1970, un responsable de l’Ad Council [organisation promouvant les publicités d’intérêt général aux Etats-Unis, ndt] notait: « Les chaînes n’ont cessé de solliciter des films de rechange » de la publicité, « car elles ont littéralement usé les originaux à force de les diffuser ». Pour de nombreux Américains, « l’Indien qui pleure » est devenu le symbole et la quintessence de l’idéalisme environnemental. Mais à s’y pencher de plus près, on constate que ni la larme ni le sentiment qui la sous-tend n’étaient ce qu’ils semblaient être.
Derrière la larme
La campagne reposait en effet sur plusieurs ambivalences. La première, c’est qu’Iron Eyes Cody est en réalité né sous le nom d’Espera de Corti – un Italo-Américain qui jouait les Indiens, aussi bien à l’écran que dans la vie. Tout l’impact de ce spot, c’était l’authenticité émotionnelle véhiculée par la larme de « l’Indien qui pleure ». En promouvant ce symbole, Keep America Beautiful cherchait à capitaliser sur l’adhésion de la contreculture à la civilisation amérindienne, et à privilégier une identité plus authentique que celle de la civilisation industrielle.
La deuxième ambivalence, c’est que Keep America Beautiful était un conglomérat formé de grandes entreprises du secteur des boissons et de l’emballage. Non seulement ces industriels étaient l’incarnation même de ce que la contre-culture rejetait, mais ils étaient de surcroît résolument opposés à plusieurs initiatives environnementales.
Keep America Beautiful a été fondé en 1953 par les sociétés American Can Company et Owens-Illinois Glass Company, rejointes par d’autres ensuite, comme Coca-Cola et Dixie Cup Company. Pendant les années 1960, les campagnes anti-détritus menées par Keep America Beautiful ont notamment mis en scène Susan Spotless [Susane Immaculée, ndt], une fille blanche vêtue d’une robe blanche impeccable, pointant un index accusateur sur les déchets négligemment jetés par ses parents. La campagne manipulait l’index réprobateur d’une enfant pour accuser les gens d’être de mauvais parents, des citoyens irresponsables et des Américains antipatriotiques. Mais en 1971, Susan Spotless n’était plus en mesure d’incarner l’esprit de l’époque, celui du mouvement environnemental naissant, et les inquiétudes croissantes suscitées par la pollution.
une opération de communication d’un genre nouveau, qui s’appropriait les valeurs écologiques tout en détournant l’attention des pratiques des industriels des boissons et de l’emballage.
La transition amorcée par Keep America Beautiful – passer des avertissements falots à la figure de « l’Indien qui pleure » – ne marquait pas une adhésion nouvelle aux valeurs environnementalistes, mais signalait au contraire la peur que celles-ci inspiraient au secteur industriel. Lors de la période qui devait mener à la célébration du premier Jour de la Terre, en 1970, les manifestations écologistes aux quatre coins des Etats-Unis se focalisaient sur la question des contenants jetables. Ces contestations tenaient les industriels – et non les consommateurs – pour responsables de la prolifération des objets jetables, qui épuisaient les ressources naturelles et généraient une crise des ordures ménagères. Entre en scène « l’Indien qui pleure », une opération de communication d’un genre nouveau, qui s’appropriait les valeurs écologiques tout en détournant l’attention des pratiques des industriels des boissons et de l’emballage.
Keep America Beautiful privilégiait une forme de propagande pernicieuse. Les entreprises à l’origine de la campagne n’ayant jamais révélé leur implication dans celle-ci, le public partait du principe que l’organisation était un acteur désintéressé. « L’Indien qui pleure » fournissait la larme culpabilisante dont le groupe avait besoin, sans toutefois paraître propagandiste, et contrecarrait les revendications d’un mouvement politique, sans pour autant paraître politique. Au moment où la larme point, le narrateur, d’une voix de baryton, suggère : « Les gens sont à l’origine de la pollution. Les gens peuvent y mettre fin ». En rendant les téléspectateurs responsables et coupables de la pollution environnementale, la publicité détournait l’attention de la question de la responsabilité des industriels, pour la porter exclusivement dans le champ de la responsabilité individuelle, occultant ainsi le rôle joué par les entreprises dans la pollution.
Depuis la célébration du premier Jour de la Terre, les médias dominants se sont toujours employés à réduire les grands problèmes systémiques à de simples questions de responsabilité individuelle.
Au lancement de la campagne, Keep America Beautiful bénéficiait du soutien d’organisations environnementales grand public, parmi lesquelles la National Audubon Society et le Sierra Club. Mais celles-ci ont rapidement démissionné de son comité consultatif, en raison d’un débat environnemental majeur des années 1970 : les efforts visant à faire adopter des « lois sur la consigne », des législations destinées à contraindre les producteurs de bière et de boissons rafraîchissantes – comme ils le faisaient du reste auparavant – à vendre leurs produits dans des contenants réutilisables. Le passage aux jetables a été en partie à l’origine de l’augmentation des déchets disséminés dans la nature, sur laquelle Keep America Beautiful attirait justement l’attention, mais aussi de la génération de différents types de pollution et de quantités considérables d’ordures ménagères. La direction de Keep America Beautiful s’est opposée aux lois sur la consigne, allant dans certains cas jusqu’à qualifier de « communistes » les partisans de ce type de législations.
Un impact durable
L’impact de la campagne de « l’Indien qui pleure » est encore perceptible aujourd’hui dans les représentations dominantes d’un environnementalisme qui privilégie l’action individuelle à l’action politique. La réponse à la pollution, telle que Keep America Beautiful la concevait, n’avait rien à voir avec le pouvoir, la politique ou les choix industriels ; elle se limitait au seul comportement quotidien des individus. Depuis la célébration du premier Jour de la Terre, les médias dominants se sont toujours employés à réduire les grands problèmes systémiques à de simples questions de responsabilité individuelle. Trop souvent, les actions individuelles comme le recyclage et l’éco-consommation ont fourni aux Américains une dose d’optimisme environnementale qui n’a toutefois jamais été à même de traiter les véritables problèmes.
Enfin, cette publicité déformait aussi la réalité sur un autre plan. Dans le spot, l’Indien semblait débarquer d’un passé lointain, telle la relique visuelle d’un peuple indigène qui aurait supposément disparu du continent. Il était présenté comme un anachronisme, un élément exogène.
L’une des ironies notoires de cette publicité, c’est qu’au moment où Iron Eyes Cody devenait « l’Indien qui pleure », de véritables Amérindiens occupaient l’île d’Alcatraz, dans la baie de San Francisco – cette même étendue d’eau que l’acteur parcourait en canoë. Pendant près de deux ans, de fin 1969 à mi-1971 – une période qui recouvre à la fois le tournage et la diffusion du spot de « l’Indien qui pleure » – des militants indigènes ont exigé que le gouvernement américain leur cède le contrôle de l’île abandonnée. Ils ne se présentaient pas comme des « Indiens du passé », mais comme des citoyens contemporains revendiquant ce territoire. Les militants d’Alcatraz cherchaient à remettre en cause le legs colonialiste et à fustiger les injustices de l’époque – à aborder, en d’autres termes, la réalité des vies autochtones oblitérées par les Indiens anachroniques qui peuplent habituellement les productions hollywoodiennes. Par contraste, l’Indien qui pleure apparaît complètement impuissant. Dans le spot, il est réduit à pleurer les terres perdues par son peuple.
Ces dernières années, la mobilisation et la contestation à grande échelle contre l’oléoduc Keystone XL, le Dakota Access Pipeline, et d’autres projets économiques basés sur les énergies fossiles, contribuent à exprimer un puissant rejet de « l’Indien qui pleure ». Alors que « l’Indien qui pleure » surgissait du passé tel un fantôme, effaçant du paysage les véritables Indiens, ces militants ont ouvertement proposé des solutions structurelles pour l’environnement, tout en revendiquant leurs droits à la terre indigène. Privilégiant une action qui transcende les messages axés sur l’individu, ils rejettent les symboles figés du passé pour envisager un avenir viable et équitable.
A propos de l’auteur de cet article :
Finis Dunaway est Professeur d’Histoire à la Trent University (Etats-Unis). Il est notamment l’auteur de Natural Visions: The Power of Images in American Environmental Reform (The University of Chicago Press, 2005), Seeing Green. The Use and Abuse of American Environmental Images (The University of Chicago Press, 2015), et Defending The Arctic Refuge. A Photographer, an Indigeous Nation, and a Fight for Environmental Justice (University of North Carolina Press, 2021).