Bouleaux poussant sur un tapis de livres en décomposition, © Andrew Moore, Detroit Disassembled (2010).
Bouleaux poussant sur un tapis de livres en décomposition, © Andrew Moore, Detroit Disassembled (2010).
Zone sud, usine automobile Packard (2009), © Yves Marchand et Romain Meffre, The Ruins of Detroit (2010), ouvrage paru en français sous le titre Détroit, vestiges du rêve américain.
Zone sud, usine automobile Packard (2009), © Yves Marchand et Romain Meffre, The Ruins of Detroit (2010), ouvrage paru en français sous le titre Détroit, vestiges du rêve américain.

Les ruines du capitalisme

En mettant en scène le déclin et la dégradation de l’environnement urbain, les photos de ruines postindustrielles montrent les lieux et les personnes que le capitalisme a marginalisés.
Bouleaux poussant sur un tapis de livres en décomposition, © Andrew Moore, Detroit Disassembled (2010).
Bouleaux poussant sur un tapis de livres en décomposition, © Andrew Moore, Detroit Disassembled (2010).
Zone sud, usine automobile Packard (2009), © Yves Marchand et Romain Meffre, The Ruins of Detroit (2010), ouvrage paru en français sous le titre Détroit, vestiges du rêve américain.
Zone sud, usine automobile Packard (2009), © Yves Marchand et Romain Meffre, The Ruins of Detroit (2010), ouvrage paru en français sous le titre Détroit, vestiges du rêve américain.

Impossible d’échapper aux images de maisons en ruine et de bâtiments à l’abandon à cause de la désindustrialisation et du désinvestissement de capitaux. Détroit, dans le Michigan, est l’archétype du déclin urbain : son nom est celui que l’on cite le plus dans tous les médias (livres, internet, expositions, cinéma, presse populaire). Certes, de nombreuses régions du monde portent les stigmates de la disparition de pans entiers d’activités industrielles, mais Détroit est sans conteste le symbole de la décroissance urbaine, la métaphore mondiale du déclin du capitalisme et l’épicentre d’un genre photographique particulier: la photo de vestiges postindustriels.

En mettant en lumière la pauvreté, le délabrement urbain, la crise économique et écologique, les photos de ruines contemporaines soulignent la faillite du capitalisme incapable de protéger ses citoyens et ses villes. Alors que les impératifs économiques nationaux se heurtent aux exigences du marché mondial des capitaux, la dégradation économique et démographique de villes comme Détroit, Buffalo et Cleveland nourrit un pessimisme culturel envahissant. Il prévoit un effondrement violent et la désintégration du tissu économique et social par des pandémies, des guerres, la destruction de l’environnement ou la désindustrialisation.

D’où l’attrait paradoxal des photos de ruines urbaines: plus la confiance en un avenir meilleur s’érode, plus l’esthétique de la décrépitude nous aide à affronter la peur d’un avenir apocalyptique. Dans notre imaginaire, Détroit incarne bel et bien le pire des cauchemars, celui de la ville qui dépérit alors même que la population mondiale vit majoritairement dans des villes.

Les photos des ruines de Détroit ont une autre fonction : elles cantonnent le déclin à un lieu géographique bien précis et limitent la peur de la décroissance en nous incitant à voir dans cette ville majoritairement afro-américaine un lieu « exotique », un « ailleurs ». Les gratte-ciel décatis, les églises, les commerces, les maisons et les usines laissés à l’abandon – comme l’usine Packard, la plus vaste ruine urbaine des Etats-Unis – sont alors régulièrement comparés à des lieux ravagés par la guerre, une tornade ou une déflagration nucléaire.

« Détroit incarne à la fois une ville décroissante – et une ville mal gérée. »

Les conséquences de la décroissance sont graves : en 2014, le taux de chômage de Détroit était trois fois plus élevé que la moyenne nationale tandis que le pourcentage de citoyens bénéficiant d’une formation supérieure était nettement inférieur à cette moyenne. Les services municipaux sont lents et défaillants, tandis que les impôts fonciers élevés renforcent le risque d’insolvabilité des familles et font craindre une augmentation du nombre de maisons à l’abandon. Concrètement, près de 40% de la population de Détroit vit sous le seuil de pauvreté.

Cela dit, les photographies de ruines n’expliquent pas, par elles-mêmes, les causes complexes du déclin. Elles sont incapables de montrer les ramifications de la crise urbaine et son impact sur l’avenir de Détroit ou du pays tout entier. Au contraire : elles sont ouvertes à toutes les interprétations. Et celles-ci varient en fonction du contexte. Ainsi, dans l’imaginaire des gens, Détroit incarne à la fois une ville décroissante – et une ville mal gérée.

Jadis capitale mondiale de l’industrie automobile, Détroit est aujourd’hui, en 2014, une ville en faillite dont la population majoritairement afro-américaine est pauvre. Elle est perçue à la fois comme la victime d’évolutions économiques que personne ne peut maîtriser, et comme une ville ségréguée qui a creusé sa propre tombe parce que des édiles corrompues et incompétentes l’ont mal gérée.

Pour certains, Détroit raconte l’histoire d’une décroissance inéluctable. D’autres y voient l’histoire de son propre aveuglement et de son irresponsabilité. Le reste du pays peut alors se bercer d’illusions : tout l’incite à croire que la spirale infernale dans laquelle Détroit est tombée est soit le résultat de la fatalité, soit totalement méritée. Ou un peu des deux.

« Souvent, les photos de ruines urbaines tournent autour d’une seule et même métaphore picturale : celle de l’éternel combat entre la nature et la culture. »

Ces narrations sur le déclin permettent aux vrais responsables – les grandes entreprises et le capitalisme – d’échapper à leurs responsabilités et de justifier la mise sous tutelle de la ville, sa faillite forcée, la mise en danger des retraites des travailleurs, la privatisation des services municipaux et d’autres mesures d’austérité dont on brandit la menace.

Elles servent aussi d’avertissement pour toutes les villes qui luttent pour s’en sortir, de l’Etat du Maine à la Californie : en plaçant le fardeau de la dette sur les pauvres, les Noirs et les travailleurs sans jamais blâmer les vrais responsables ou la ville pour toutes ces iniquités, le discours sur le déclin de Détroit a un impact fort sur le modèle urbain de demain, aux Etats-Unis.

Souvent, les photos de ruines urbaines tournent autour d’une seule et même métaphore picturale : celle de l’éternel combat entre la nature et la culture. Les photographies d’Andrew Moore par exemple, dans l’ouvrage Detroit Disassembled, et celles d’Yves Marchand et de Romain Meffre, dans The Ruins of Detroit, se focalisent sur ce retour de la nature sauvage au cœur d’un environnement urbain.

La photo d’Andrew Moore « Bouleaux poussant sur un tapis de livres en décomposition, Detroit Public Schools Depository », montre de jeunes arbres qui se dressent vers la lumière à travers la toiture éventrée de l’ancien dépôt de livres. La composition dramatique de la photo, les lignes de fuite dans la diagonale et la lumière chaude donnent le sentiment d’un retour de la vie au cœur de l’adversité, tout en évoquant le cycle quasi-naturel de la transformation de l’arbre: l’arbre devient livre, puis le livre redevient arbre. La photo est ainsi un vibrant hommage à la nature qui se renouvelle.

« La métaphore picturale évoquant « la nature qui reprend ses droits » jette un voile pudique sur les mécanismes bien réels à l’origine du long déclin de Détroit. »

Plus crépusculaires, froides et exemptes de vie, les photos d’Yves Marchand et de Romain Meffre distillent une grande nostalgie face à un déclin inéluctable, face à la mort d’une époque. On est dans le registre de la déploration. La photo qui ferme l’ouvrage montre d’ailleurs deux minuscules silhouettes – les photographes – qui déambulent sur une allée perdue au milieu de bâtiments industriels désaffectés de l’ancienne usine Packard. La route vide et les bâtiments dévastés, par métonymie, évoquent Détroit : une ville à l’abandon, désertée par ses habitants. La photo résonne comme un requiem, même si elle documente aussi le pittoresque des ruines.

A y regarder de plus près, les trois photographes adoptent la même stratégie esthétisante des ruines. Yves Marchand et Romain Meffre pleurent le déclin de la ville devenue une friche postindustrielle tout en mettant soigneusement en scène la beauté des vestiges tandis qu’Andrew Moore s’engage dans une rêverie romantique sur le combat entre la nature et la culture, tout en donnant à voir l’esthétique de la décrépitude.

Qu’elle soit vue positivement (comme une rédemption) ou négativement, la métaphore picturale évoquant « la nature qui reprend ses droits » jette un voile pudique sur les mécanismes bien réels à l’origine du long déclin de Détroit: le racisme virulent, l’antisyndicalisme, les restructurations industrielles avec leur cortège de délocalisations. Les photos de ruines participent ainsi à une opération de lissage, de neutralisation de thématiques délicates, qui est d’autant plus efficace que le plus souvent, il n’y a pas la moindre trace d’êtres humains sur les photos. De nombreux observateurs sont même surpris d’apprendre que Détroit compte encore près de 700 000 habitants !

En décembre 2013, le New York Times a publié en première page trois photos d’Yves Marchand et de Romain Meffre. Elles illustraient l’article commentant la décision du juge fédéral qui avait autorisé Détroit à se placer sous le régime des faillites, sans protéger les retraites des employés municipaux.

« Cette approche photographique distanciée, déshumanisée, est symptomatique : elle reflète et renforce l’invisibilité de la population. »

La photo du haut montrait la gare « Michigan Central Station », une structure majestueuse à l’abandon, symbole de l’échec de la ville. En dessous, on voyait l’ancienne salle de bal de l’hôtel « Lee Plaza » avec son magnifique plafond peint et son piano renversé, puis une salle de classe dévastée de l’ancienne école catholique.

En oblitérant toute présence humaine active, en évitant de montrer la réaction combative de la population face à la décision du juge, les trois photos publiées en première page suggéraient que Détroit était une ville déjà morte. Le titre en gras, “Visions d’une cité perdue,” renforçait ce sentiment. La décision de ne pas protéger les retraites des employés municipaux s’en trouvait justifiée, car si une ville est déjà « perdue », inutile de se soucier des milliers de personnes qui se battent pour survivre et pour protéger leur maigre retraite (seulement 19 200 dollars/an en moyenne).

Si les victimes de la décroissance sont effacées, la narration des photos se focalise sur l’architecture, le paysage urbain et la nature qui reprend ses droits (par un retour spontané à un stade antérieur à la civilisation ou par l’émergence d’une nouvelle idylle écologique). Ainsi, les photos qui se concentrent sur l’étrange beauté des vestiges créent une distance entre celui qui les regarde et les impacts bien réels de la décroissance sur la population, si bien que la paupérisation et le chômage persistants sont occultés.

Cette approche photographique distanciée, déshumanisée, est symptomatique : elle reflète et renforce l’invisibilité de la population pour les entreprises de Détroit et l’Etat capitaliste. Or ce sont justement ces deux instances qui ont participé à la création des modèles de ségrégation raciale et sociale qui ont longtemps prévalu à Détroit. Elles sont alors comme lavées de toute responsabilité.

« Il est important d’examiner le rôle culturel des photos de ruines contemporaines et l’usage politique que l’on en fait. »

Bien sûr, il n’est pas question de dicter aux cinéastes, aux photographes et aux autres artistes ce qu’ils doivent faire. Mais il est important d’examiner le rôle culturel des photos de ruines contemporaines et l’usage politique que l’on en fait : monter en épingle la beauté de la décrépitude limite et apaise la peur de la régression par une représentation distanciée.

Telle est donc la fonction culturelle des images de ruines contemporaines : permettre la gestion mentale de ce qui angoisse. Plus les photos de ruines sont esthétiques et raffinées, plus elles procurent du plaisir, plus la personne qui les regarde éprouve une distance intérieure, alors même que les effets désastreux du capitalisme sont manifestes.

Sans surprise, la déferlante de photos de ruines sur tous les supports médias a lancé le débat sur le « ruin porn », à l’origine de questionnements multiples. Peut-on par exemple déceler du voyeurisme dans ces photos théâtralisées qui valorisent si fort l’esthétique des ruines? Est-ce que l’on peut parler de marchandisation, d’exploitation des malheurs de Détroit ? Ou est-ce que ces photos ont une valeur documentaire parce qu’elles rendent visible ce qui serait resté caché? La dichotomie intérieur/extérieur intervient souvent dans ce débat : affectés dans leur travail et leur vie quotidienne par le déclin de la ville, les habitants de Détroit se considèrent comme loyaux et estiment – de ce fait – avoir gagné le droit de tirer profit des ruines. Quant aux touristes et aux photographes venus de l’extérieur, ils sont juste de passage…

Il est vrai que de nombreux habitants de Détroit vivent mal la diffusion dans les médias nationaux des photos des ruines postindustrielles. Ils se sentent démoralisés et éprouvent de la gêne, même si les auteurs des prises de vue sont des autochtones (de nombreux photographes locaux sont très actifs dans la diffusion de photos de ruines). Ils craignent surtout que leur ville ne soit irrémédiablement marginalisée et refusent que le reste du pays identifie Détroit à ces ruines, en ne voyant que la séduction qu’elles exercent.

Se sentant impuissants, ils basculent dans la colère et le ressentiment, non pas à cause de la situation difficile de Détroit, mais à cause des photos qui exposent la décadence. A leurs yeux, la diffusion de ces images ne fait qu’aggraver les choses. Leur ville leur semble étrangère, minable. Pire : elle suscite une forme de pitié dépersonnalisée, comme celle que l’on ressent à distance, face à des photos de jeunes africains meurtris par la famine, par exemple.

L’histoire l’a prouvé : ce ne sont pas les désastres qui manquent. Ils ont toujours attiré des photographes et reporters venus d’ailleurs dont les prises de vues ont marqué les esprits. Montrer des situations difficiles comporte toujours un risque : celui d’exploiter la détresse d’autrui. Cela dit, ces photos sont aussi les témoins de l’histoire. Et comme tous les témoins, les images sont imparfaites et véhiculent une part de subjectivité. Mais elles ont aussi la faculté d’ouvrir des perspectives inédites.

D’ailleurs, la notion de « ruin porn » est peu pertinente ici. Parce que l’engouement pour les photos de ruines postindustrielles augmente au fur et à mesure que le déclin urbain s’accentue et que les sites à l’abandon se multiplient. Et parce que les habitants des villes décroissantes ne sont pas « propriétaires » des vestiges : les ruines de Détroit, comme celles de Baltimore ou de Saint-Louis, appartiennent aux Etats-Unis.

Les photos de ruines urbaines médiatisent ainsi la détérioration économique et culturelle et renforcent la perception du déclin. Elles montrent les effets de la décroissance postindustrielle par des portraits de vestiges bien cadrés et soigneusement mis en scène, suscitant un florilège d’émotions, du plaisir à la gêne. Elles critiquent implicitement le statu quo américain comme le faisaient à l’époque romantique l’art et la peinture, en dénonçant la prétention des grands empires. Esthétiser la décrépitude permet alors de donner davantage de poids au message d’avertissement, même si ces images, volontairement ou non, participent à la construction de la narration dominante sur Détroit.

« Les photos de ruines urbaines interrogent la logique du capitalisme néolibéral ».

Par conséquent, les photos de ruines urbaines sont libres de déplorer, de poétiser ou de célébrer le déclin qu’elles représentent. Elles peuvent interpréter implicitement la décroissance comme une opportunité ou un drame. Elles peuvent mettre en avant la beauté des vestiges, ou souligner la mélancolie qui s’en dégage. Mais il leur est impossible de cacher le message profond des ruines urbaines : un coup d’arrêt a été donné au progrès. Plus la peur de l’effondrement va croissant, plus le seuil du plaisir esthétique compensatoire augmente aussi. Pour l’atteindre et se sentir enfin en sécurité, la société exige alors toujours plus d’images figurant un futur postapocalyptique. Ainsi, le pouvoir culturel de la photo de ruines ne cesse d’augmenter.

Comme on pouvait s’y attendre, la fascination pour les ruines urbaines s’est intensifiée au moment où Détroit négociait la faillite. Malgré un discours qui cherche à marginaliser et à isoler la ville en la rendant responsable de son déclin, Détroit est emblématique des villes décroissantes, où qu’elles se trouvent.

Mais si les photos de ruines urbaines interrogent la logique du capitalisme néolibéral que l’on croyait protecteur, rationnel et source de progrès, elles nous mettent aussi au défi de changer de regard pour nous réapproprier la ville, pour imaginer de nouveaux modèles urbains et pour mettre en place une urbanité postdécroissance plus juste.

Nous sommes donc invités à réfléchir à une réorganisation de la vie économique et à une nouvelle planification démocratique. L’objectif est de créer une société égalitaire basée non pas sur le profit mais sur les besoins, où les villes répondent aux exigences des populations, favorisent l’épanouissement personnel et aident à protéger l’environnement.

 

A propos de DORA APEL

Dora Apel est professeure d’histoire de l’art et de culture visuelle à l’université Wayne State, Détroit. Ce texte est basé sur son livre Beautiful Terrible Ruins: Detroit and the Anxiety of Decline, publié en 2015 par Rutgers University Press.