L’arnaque du siècle de la banque Morgan Chase

Alayne Fleischmann, ancienne employée de JP Morgan Chase, révèle la fraude organisée au sein de l'institution juste avant la crise des subprimes. Un cri d'alerte face à ce qui pourrait être la plus vaste affaire de criminalité en col blanc aux Etats-Unis.

Elle s’est vraiment efforcée de garder le silence. Mais après avoir porté un lourd secret pendant huit ans, Alayne Fleischmann a fini par craquer. « C’était comme si j’avais observé une vieille dame se faire braquer dans la rue, affirme-t-elle. J’ai compris qu’il fallait agir. »

Alayne Fleischmann est une avocate spécialiste du droit des valeurs mobilières. Elle a une trentaine d’années. Elle est grande et mince, avec de longs cheveux blonds et des yeux bleu pâle. Vive d’esprit, elle un sens de l’humour communicatif qui a survécu à des périodes très dures. Trouver du travail s’est avéré particulièrement difficile malgré ses excellentes compétences et qualifications – un symptôme courant chez ces rares personnes que l’on qualifie de lanceurs d’alerte.

Alayne est le principal témoin d’une des plus grosses affaires de criminalité en col blanc de l’histoire américaine : elle connaît des secrets qui ont poussé Jamie Dimon, le PDG de JPMorgan Chase, à payer fin 2013 une amende de neuf milliards de dollars (et non 13 milliards, comme on le lit régulièrement) pour qu’ils ne soient pas révélés au grand public.

« On pourrait m’interdire de pratiquer le droit. Je risque de tout perdre, mais si je me tais, je contribuerai à enterrer la pire affaire de dissimulation financière de notre histoire. »

En 2006, alors qu’elle était gestionnaire de transactions au sein de cette gigantesque banque, Alayne a découvert puis tenté de faire cesser ce qu’elle qualifie de « monumentale fraude boursière » dans le cadre des activités de prêts hypothécaires de l’établissement.

En raison d’un accord de confidentialité, elle s’est tue. « Ma famille et mes amis les plus proches n’ont aucune idée de ce que j’ai vécu, avoue-t-elle. Même mon frère ne l’apprendra que lorsqu’il lira cet entretien. »

« Je risque d’être conduite à la ruine, affirme-t-elle. On pourrait m’interdire de pratiquer le droit. Je risque de tout perdre, mais si je me tais, je contribuerai à enterrer la pire affaire de dissimulation financière de notre histoire. »

Des droits de l’homme à Wall Street

Alayne a grandi au Canada à Terrace, une petite ville enneigée à 18 heures de route au nord de Vancouver. Elle a excellé à l’école dès le plus jeune âge et elle a étudié à la faculté de droit de Cornell avant d’intégrer le monde de la finance à Wall Street. Ce choix a surpris ses proches, car elle avait toujours eu des ambitions plus idéalistes. « J’ai contribué à diriger un groupe qui écrivait des rapports à la Chambre des droits de l’homme pour les victimes de nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine, précise-t-elle. Avant de me lancer dans le droit des valeurs mobilières, je m’étais toujours consacrée à la défense des droits de l’homme. »

Mais elle avait des prêts étudiants à rembourser. Alors, quand Wall Street est venu frapper à sa porte, elle n’a pas hésité longtemps. Ce n’est pas pour autant qu’elle a rejoint ce milieu contre son gré. Elle s’est découvert une vraie passion pour le droit des valeurs mobilières et elle était convaincue d’avoir pris le bon chemin. « Ce secteur n’avait rien de louche à l’époque. C’était un milieu très respectable. »

En 2006, après quelques années passées dans un prestigieux cabinet d’avocats, Alayne a été embauchée à Chase. Le marché hypothécaire était en pleine effervescence. Les banques comme Chase, Bank of America et Citigroup achetaient à tour de bras des quantités phénoménales de prêts immobiliers pour les transformer en titres adossés à des créances. Tout comme le soja dans la nourriture industrielle, ces produits financiers de synthèse ont fini par s’infiltrer partout, que les gens le sachent ou non : dans le fonds de pension d’un Etat, dans le fonds d’indemnisation des travailleurs d’un autre Etat, et même peut-être dans le portefeuille de la compagnie d’assurance sur laquelle vous comptiez pour subvenir aux besoins de votre famille si vous étiez renversé par un bus.

En tant que gestionnaire de transactions, Alayne était chargée en quelque sorte du contrôle qualité. Son rôle principal était de veiller à ce que la banque n’achète pas de produits pourris qui seraient ensuite mêlés au reste pour être revendus aux clients.

Les prêts à risque de GreenPoint

Quelques mois après son arrivée, a déclaré Alayne lors d’une déposition pour le ministère de la Justice, la banque a embauché un nouveau directeur à la division de l’audit préalable – le groupe responsable d’examiner et de valider les prêts. Alayne a vite été confrontée à un problème avec ce nouvel arrivant, qui était techniquement l’un de ses supérieurs hiérarchiques. Il lui aurait ordonné, ainsi qu’à d’autres employés, de ne plus lui envoyer de courriels. Cette division semblait vouloir éviter de laisser des traces écrites concernant les transactions liés à ses produits hypothécaires.

« Si on lui envoyait un courriel, il venait nous engueuler, se souvient-elle. La raison d’être d’une équipe chargée de la conformité et de l’audit est d’avoir des lignes directrices définies précisément par écrit. Assister à l’exact opposé était très inquiétant. »

Fin 2006, peu après cette interdiction d’envoyer des courriels, Alayne et son équipe ont été chargés d’évaluer un ensemble de prêts immobiliers émis par l’organisme de prêts hypothécaires GreenPoint, pour une valeur totale d’environ 900 millions de dollars. Sous peu, Alayne et certains des directeurs de l’audit qui travaillaient avec elle ont repéré de graves problèmes dans ce lot de prêts.

Beaucoup d’entre eux étaient anciens, ce qui était suspect. Habituellement, les banques cherchent à transformer les prêts en titres à la vitesse de l’éclair. L’objectif était de passer, en deux à trois mois, de la signature du prêt par un particulier à son rachat par un investisseur sous la forme d’un ensemble de titres. Ainsi, il était particulièrement douteux que Chase achète des prêts signés sept ou huit mois plus tôt.

Cela signifie qu’une grande partie de ce lot venu de GreenPoint avait auparavant été rejetée par Chase ou une autre banque, ou bien qu’elle appartenait à la catégorie des « défauts de paiement précoces ». Ces derniers sont des prêts ayant déjà été vendus à une autre banque, qui s’en est débarrassé après que les emprunteurs ont manqué plusieurs mensualités.

En d’autres termes, les produits de GreenPoint étaient de très mauvaise qualité. Ils étaient l’équivalent de voitures d’occasion rapportées au vendeur après une panne irréparable du moteur. Le monde de la finance qualifiait ce type de produit de prêts cabossés (« scratch and dent »). Comme Chase l’a admis par la suite, la banque a non seulement réussi à revendre ces prêts à des investisseurs pour des centaines de millions de dollars, mais elle l’a fait en les plaçant dans une catégorie supérieure aux subprimes [prêts immobiliers dits à risques], le groupe appelé « Alt-A ». Assimiler des prêts cabossés à la catégorie Alt-A revient à repeindre des épaves pour les vendre comme des voitures neuves. « Tout ce que je trouvais louche à l’époque s’est avéré un million de fois pire », confesse Alayne. (Chase s’est refusé à tout commentaire dans le cadre de cet article.)

La manucure qui gagnait 117’000 dollars

Lorsqu’Alayne et son équipe ont examiné des échantillons aléatoires de ce lot de prêts, ils se sont rendus compte qu’environ 40 % d’entre eux reposaient sur des revenus surévalués – un facteur qui implique un taux de défaut astronomique dans n’importe quel ensemble de crédits hypothécaires. Chase tolérait normalement un taux d’erreur de 5 %. Alayne se rappelle notamment le prêt immobilier d’une manucure qui avait déclaré un revenu annuel de 117’000 dollars. Alayne a calculé que même sans prendre de weekend, cette femme aurait dû travailler 488 jours par an pour gagner cette somme.

La situation a pris un drôle de tour lorsqu’Alayne et d’autres personnes ont commencé à s’opposer aux prêts toxiques. Les personnes chargées du traitement des données, qui se plaignaient de ces prêts depuis un moment, ont soudain commencé à modifier leurs comptes-rendus. « Le directeur de l’audit préalable a commencé à engueuler constamment son équipe, à les réprimander, à leur faire refaire les rapports en boucle, à les forcer à rester tard le soir. » Peu à peu, les prêts ont commencé à être validés.

Au 11 décembre 2006, les responsables de l’audit avaient placé 33 % d’un échantillon de prêts dans la catégorie des « revenus déraisonnables compte tenu de la profession » : il fallait donc s’attendre à de nombreux défauts de paiement. Plusieurs directeurs hauts placés étaient en copie de ce rapport.

Le 15 décembre, un responsable des ventes pour Chase a organisé une longue réunion avec des représentants de GreenPoint et l’équipe d’audit pour analyser les prêts restants du lot concerné. Lorsqu’ils sont arrivés au cas de la manucure, se souvient Alayne, l’un des employés de la division a fini par céder sous la pression du responsable des ventes. « Il a levé les bras pour dire ‘OK !’ et il a validé ce prêt », affirme Alayne avant d’ajouter qu’il faisait non de la tête tout en disant oui. Peu après, comme par magie, le taux d’erreur global est passé sous la barre des 10 % – un seuil qui venait d’être relevé (il était avant de 5%) pour que ce contrat puisse être conclu.

Un champion de ski devenu maître en prêts toxiques

Alayne a ensuite contacté un directeur, Greg Boester, pour lui demander de revenir sur la décision. Cet ancien athlète olympique de saut à ski occupait un poste de premier plan à Chase, au point que lors de son départ pour le fonds spéculatif Citadel (à Chicago), Jamie Dimon a interrompu les relations avec cette entreprise en représailles. Greg Boester a fini par revenir à Chase, où il travaille encore aujourd’hui malgré son rôle dans cette affaire.

Des années plus tard, dans le cadre des négociations avec le ministère de la Justice, Chase a admis que cette conversation entre Alayne et Greg Boester avait bien eu lieu (sans qu’aucun des deux ne soit nommé, il a simplement été déclaré qu’un « salarié… avait affirmé à… un directeur »). La banque n’a pas nié que l’avertissement d’Alayne avait été ignoré lorsque la banque a vendu ces prêts à des investisseurs.

Quelques semaines plus tard, début 2007, Alayne a envoyé un long courrier à un autre directeur général, William Buell. Dans cette lettre, elle l’a averti des risques associés à la revente de ces prêts sous la forme de titres. Elle lui a aussi fourni les descriptions détaillées des analyses d’audit préalable menées par la banque.

En février 2008, moins de deux ans après avoir rejoint Chase, Alayne a été renvoyée dans le cadre d’un plan de licenciement. Quelques mois plus tard, il s’est avéré que ses supérieurs savaient depuis le début que la bulle hypothécaire était toxique. En septembre 2008, en plein effondrement du marché financier, le PDG de Chase a publié un article intitulé « L’unité d’élite de Jamie Dimon » dans le magazine Fortune : il s’y vantait sans complexe d’avoir su, bien avant la crise, que le marché des subprimes était cuit. « Nous avons conclu que la qualité des garanties se détériorait dans l’ensemble du secteur. » L’article raconte que Jamie Dimon avait ordonné au supérieur de Greg Boester, William King, de se débarrasser des actifs toxiques de la banque en octobre 2006. « Billy, avait écrit Jamie Dimon, nous devons vendre une grande partie de nos actifs… ces produits risquent de partir en fumée ! »

En janvier 2010, lorsque Jamie Dimon a témoigné devant la Commission d’enquête sur la crise financière, il a affirmé l’exact opposé, faisant des pauvres dirigeants de Chase les dindons de la farce au même titre que le public.

Des pertes cinquante fois supérieures aux projections

Lorsqu’Alayne a appris tout cela des années après les faits, elle était sous le choc. L’accord de confidentialité avec son ancien employeur ne l’empêchait pas de dénoncer un crime, mais elle ne pouvait pas prouver que Chase avait commis un crime sans savoir si ces prêts toxiques avaient été revendus.

Naturellement, Chase s’employait à refourguer ces subprimes partout. A quel point étaient-ils toxiques ? Prenons pour exemple une seule action en justice intentée par un plaignant furieux. En 2011, Chase a été poursuivi suite aux pertes considérables essuyées par un groupe de coopératives d’épargne et de crédit. L’une d’elles avait investi 135 millions de dollars dans l’un des titres adossés à des créances hypothécaires de la banque. Environ 40 % des prêts conditionnés dans ce contrat étaient issus du lot de GreenPoint.

Selon la plainte, le titre avait accusé des pertes de 51 millions de dollars au cours de la première année – une somme 50 fois supérieure aux projections. Il est difficile de déterminer quelle part de ces pertes était due aux prêts de GreenPoint. Mais sur un seul titre, sur une seule année, les pertes avaient représenté des dizaines de millions de dollars. Or, Chase a enchaîné les contrats reposant sur la même méthodologie. La majorité des banques en ont fait autant. C’est du vol. A une échelle hallucinante.

Au printemps 2012, Alayne travaillait dans un cabinet d’avocats à Calgary. Elle était retournée au Canada après avoir quitté Chase. Un jour, son téléphone a sonné : c’était un enquêteur américain de la Securities and Exchange Commission (SEC). « Bonjour, je travaille pour l’autorité des marchés financiers, a-t-il commencé. Vous ne vous attendiez pas à m’entendre, je me trompe ? »

L’approche timorée de la justice américaine

Quelques mois plus tôt, Barack Obama – sous la pression du mouvement Occupy Wall Street et d’autres réformateurs – avait créé le Groupe de travail sur les créances hypothécaires. C’était une vraie démonstration de force face aux banques comme Chase, du moins en apparence. Ce groupe était censé être une sorte de ligue des justiciers associant les superpouvoirs d’enquêteurs venus de la SEC, du FBI, de l’administration fiscale, du ministère du Logement et du Développement urbain, ainsi que d’une série d’autres agences fédérales.

Il est rapidement apparu que la SEC n’enquêtait pas réellement sur le comportement de Chase et se contentait de faire semblant. Alayne n’a reçu aucun autre appel, alors qu’elle avait informé l’enquêteur qu’elle était prête à divulguer tout ce qu’elle savait à la SEC sur la fraude systémique qui gangrenait Chase. A la place, l’autorité des marchés financiers s’est focalisée sur une unique transaction qui impliquait un organisme de prêt du nom de WMC.

En 2013, la SEC a condamné Chase à verser une amende de 297 millions de dollars en raison de distorsions dans le contrat de WMC. En apparence, la sanction semblait sévère. En réalité, c’est un exemple classique de la justice décousue qui règne depuis la crise. « L’approche timorée du ministère de la Justice et de la SEC face à Wall Street est aussi inexplicable qu’indéfendable, affirme Dennis Kelleher de l’organisation Better Markets qui plaide pour une moralisation des marchés financiers – un groupe qui a ensuite déposé une plainte pour contester l’accord négocié par Chase. D’une manière générale, ils les inculpent pour une infraction seulement alors qu’il en existe des dizaines. C’est comme inculper un tueur en série d’une seule agression et le condamner à une peine avec sursis. »

Enterrer les preuves

Peu après, Alayne a repris espoir. Fin 2012 et début 2013, elle a été en contact avec des représentants du ministère de la Justice basés à Sacramento en Californie. Elle a notamment donné à l’un des avocats généraux, Richard Elias, et à son équipe des informations détaillées sur tout ce dont elle avait été témoin.

Il va sans dire qu’un citoyen ordinaire visé par une enquête du gouvernement ne peut décrocher son téléphone, appeler le procureur chargé du dossier et annuler une action en justice. Et pourtant, c’est exactement ce que Jamie Dimon a fait.

Le gouvernement a toutefois choisi d’aider Chase à enterrer les preuves. Tout a commencé lorsque le ministère de la Justice a annoncé une conférence de presse pour le matin du 24 septembre 2013, en vue d’exposer toute une série de chefs d’accusation pour fraude contre la banque, tous décrits en détail dans la plainte rédigée par le parquet de Sacramento. Toutefois, la conférence a été annulée le matin même et aucune plainte n’a finalement été déposée. D’après ce qui est paru plus tard dans la presse, Jamie Dimon avait personnellement appelé Tony West – procureur général du district californien et numéro trois du ministère de la Justice – pour lui demander de rouvrir les négociations afin de régler l’affaire sans passer devant les tribunaux.

Il va sans dire qu’un citoyen ordinaire visé par une enquête du gouvernement ne peut décrocher son téléphone, appeler le procureur chargé du dossier et annuler une action en justice. Et pourtant, c’est exactement ce que Jamie Dimon a fait. « Il ne s’est pas contenté d’appeler le procureur, il a contacté le patron du procureur », affirme Alayne. Selon le New York Times, Jamie Dimon avait commencé par proposer trois milliards de dollars pour régler l’affaire, ce qui a été refusé. Ensuite, il s’est présenté au bureau d’Eric Holder pour réévaluer sa proposition à la hausse, mais pas suffisamment, semble-t-il.

Quelques jours plus tard, Alayne – qui avait déménagé à Vancouver entre temps et qui cherchait du travail – se trouvait dans un centre commercial lorsqu’elle a vu la une du Wall Street Journal sur son iPhone : « Une ex-employée de JPMorgan aide le gouvernement dans son enquête ». Selon l’article, le gouvernement avait un témoin clé, une salariée prête à témoigner contre Chase concernant ses activités hypothécaires. Alayne est tombée des nues. Jusqu’à cet instant, elle ignorait être un élément essentiel du dossier contre Chase. Pire encore, personne n’avait pris la peine de la prévenir qu’elle était sur le point d’être mise au jour dans la presse.

Un deal passé de 3 à 9 milliards de dollars

Alayne s’est rendue compte plus tard que le gouvernement n’avait pas l’intention de la faire témoigner contre Chase devant un tribunal ou sur n’importe quelle autre plateforme publique. En réalité, la branche politique du ministère de la Justice, dirigée par Eric Holder, semble l’avoir utilisée ainsi que ses preuves pour faire pression sur Jamie Dimon et négocier plus d’argent. Ce subterfuge a fonctionné : en quelques semaines, Jamie Dimon avait réévalué son offre à environ neuf milliards de dollars.

A la fin novembre 2013, les deux camps avaient convenu d’un accord couvrant un ensemble d’abus, dont la fraude dont a été témoin Alayne, ainsi que des épisodes similaires à Washington Mutual et Bear Stearns, deux entreprises que Chase avait achetées pendant la crise (grâce aux fonds de relance de l’Etat fédéral). Les journaux et le ministère de la Justice ont annoncé un accord d’une valeur de 13 milliards de dollars et se sont félicités de la plus grosse amende jamais infligée pour des crimes en col blanc dans toute l’histoire des Etats-Unis. Cet accord a affranchi Chase de toute responsabilité civile. Et, dans ce que le New York Times a qualifié de « victoire décisive pour le gouvernement », l’accord prévoyait que le ministère de la Justice puisse poursuivre l’enquête judiciaire contre la banque.

En revanche, l’idée selon laquelle Eric Holder avait maté Chase n’était qu’une fiction montée de toutes pièces, mais personne ne l’a contestée jusqu’à présent. Pour commencer, quatre milliards de dollars sur la somme totale n’étaient qu’un mensonge comptable, de fausses « indemnités au consommateur » ajoutées pour gonfler artificiellement l’amende. Le public n’a jamais saisi que ces indemnités sont rarement versées par la banque, qui est uniquement responsable des prêts, mais plutôt par ses autres victimes, en l’occurrence les investisseurs qui ont acheté les titres hypothécaires toxiques.

De plus, dans ce cas, une note discrète indiquait que le versement de ces indemnités ne serait autorisé que si les investisseurs y consentaient – ou si elles étaient déjà prévues aux termes de dispositions existantes. En général, cela revient à effacer une petite part de la dette ou à donner aux propriétaires un peu plus de temps pour finir de rembourser le montant total.

Morgan Chase en ressort sans une égratignure

Au lieu d’une plainte détaillée identifiant toutes les personnes concernées, Chase a réussi à ne signer qu’une vague « déclaration de faits » de 10 pages et demi. Elle était si courte qu’un étudiant en première année de droit aurait eu le temps de la lire en mangeant un sandwich. Et elle était si vague que Monsieur Tout le Monde aurait pu la lire sans y déceler le moindre coupable.

« Etant donné que le prix de l’action de Chase a augmenté de 6 % à l’annonce de l’accord, ce qui a rapporté plus de 12 milliards de dollars aux actionnaires, on pourrait conclure que Chase a finalement gagné de l’argent grâce à la sanction. »

L’encre à peine sèche, Chase a eu le culot d’insinuer son innocence : « La société n’a pas admis avoir enfreint la loi », a déclaré Marianne Lake, directrice financière de la banque. La nouveauté la plus effrontée de ce règlement à l’amiable était le contournement de la branche judiciaire.

L’accord a globalement été jugé avantageux pour les deux parties, mais Chase s’en est sorti quasiment sans la moindre égratignure. Tout d’abord, la formulation ridiculement vague de l’accord rend les contribuables américains responsables d’environ un quart de l’amende de Chase. Comme l’essentiel du montant total n’a pas été qualifié d’amende ou de sanction, Chase a été autorisé à en faire passer près de 7 milliards en déduction fiscale.

Etant donné que le prix de l’action de Chase a augmenté de 6 % à l’annonce de l’accord, ce qui a rapporté plus de 12 milliards de dollars aux actionnaires, on pourrait conclure que Chase a finalement gagné de l’argent grâce à la sanction. Sans compter que pour couvrir cette dépense et d’autres amendes, Chase a licencié 7’500 employés subalternes en 2013. Pendant ce temps, les bonus individuels pour tous les salariés restants ont augmenté de 4 %, pour atteindre la somme de 122’653 dollars. Néanmoins, personne ne s’en est mieux sorti que Jamie Dimon. Le conseil d’administration a accordé une augmentation de 74 % à l’homme qui a négocié la plus grosse sanction de l’histoire, portant sa rémunération annuelle à une vingtaine de millions de dollars.

Pendant qu’Eric Holder était félicité de toutes parts pour avoir uniquement affranchi Chase de sa responsabilité civile, Alayne savait quelque chose que le monde ignorait : l’enquête judiciaire était au point mort.

Faire taire le témoin

Les jours qui ont précédé l’annonce du 19 novembre 2013, le ministère de la Justice avait demandé à Alayne de rencontrer des agents de la police judiciaire. Ils l’ont prévenue qu’elle serait interrogée sous peu, entre le 15 décembre et Noël. Le mois de décembre est passé et le ministère de la Justice n’a jamais donné de nouvelles.

L’incapacité du gouvernement à interviewer Alayne porte à croire que l’accord entre Eric Holder et Jamie Dimon contenait une clause tacite : le ministère de la Justice devrait s’abstenir de lancer de véritables poursuites contre Chase.

Pendant qu’Alayne attendait l’appel du ministère de la Justice, Chase et ses avocats travaillaient d’arrache-pied pour qu’elle garde le silence. Plusieurs grands investisseurs institutionnels avaient porté plainte contre la banque pour tenter de récupérer l’argent perdu à cause des prêts immobiliers frauduleux de Chase. En octobre 2013, l’un de ces investisseurs – le Fonds de pension des employés de Fort Worth – a demandé à un juge fédéral de contraindre Chase à donner une liste d’anciens employés et de salariés actuels, dont Alayne.

En réponse, Dorothy Spenner, l’une des avocates de Chase, a déclaré au tribunal qu’Alayne n’était pas un « dépositaire pertinent ». En d’autres termes, elle n’était pas un témoin utile. Le juge fédéral, James C. Francis IV, a cru les avocats de Chase et a rejeté la requête qui aurait permis aux retraités de Fort Worth de consulter Alayne et ses preuves.

D’autres investisseurs arnaqués par Chase ont également tenté de contacter Alayne. La Federal Home Loan Bank of Pittsburgh, qui avait intenté un procès contre la banque, a demandé au tribunal que soit divulgué un exemplaire de la plainte au civil qui avait été tenue secrète après l’annulation de la conférence de presse d’Eric Holder. Les plaignants de Pittsburgh ont aussi précisé qu’ils voulaient connaître le nom du témoin qui coopérait avec le gouvernement, c’est-à-dire Alayne.

Cette fois-ci, le juge a effectivement exigé que Chase divulgue la plainte et le nom d’Alayne. Chase a essayé de gagner du temps. Plus tard pendant l’automne 2013, le juge a de nouveau ordonné à la banque de présenter ces informations et Chase a continué de jouer la montre.

Puis, en janvier 2014, Chase a soudain conclu un accord à l’amiable avec la banque de Pittsburgh pour une somme secrète, sans passer devant un juge. Des mois après avoir été contraints de laisser Alayne parler, les représentants de la banque ont une fois de plus choisi de payer le prix fort pour que son témoignage ne devienne pas public.

« Aucune entreprise n’est trop grande pour éviter la prison »

La détermination de Chase pour dissimuler ses abus tout en forçant Alayne à se taire est devenue de plus en plus absurde. « C’était une période difficile pour trouver du travail », affirme-t-elle. Tout ce que savaient les employeurs potentiels, c’est qu’elle avait travaillé dans une division qui venait d’écoper de la plus grosse sanction de toute l’histoire du capitalisme. Aux termes de son accord de confidentialité, elle ne pouvait même pas leur expliquer qu’elle avait tenté d’empêcher la banque de commettre des actes de fraude. Malgré tout, Alayne a continué de croire que le ministère de la Justice ou une autre agence fédérale finirait par agir.

Au printemps 2014, Alayne est tombée sur une vidéo d’Eric Holder qui prononçait un discours intitulé « Aucune entreprise n’est trop grande pour éviter la prison ». C’était un discours typique de cet homme politique, fait d’étranges faux-fuyants, de tics nerveux et d’autres contorsions faciales. Il a commencé par affirmer courageusement qu’aucune des grandes institutions financières ne recevrait de traitement préférentiel sous son autorité.

Puis, en quelques phrases, il s’est mis à se contredire, faisant valoir qu’il était nécessaire d’être particulièrement prudent lors des enquêtes sur les géants de la finance et qu’il fallait ajuster les règles pour ne pas ébranler l’économie mondiale.

Alayne a fait la grimace. Connaissant par cœur la rhétorique hypocrite d’Eric Holder après des années passées à attendre qu’il agisse, elle a eu le sentiment qu’il se félicitait d’avoir aidé des entreprises à surmonter des crimes qui méritaient des sanctions exemplaires. Eric Holder a conclu son intervention par une déclaration loin d’être rassurante : « Je suis déterminé à mener à bien [ces enquêtes] ». Et d’ajouter que cette action permettrait de « réaffirmer » ses principes.

Ou, comme le traduit Alayne : « Je resterai à mon poste pour veiller à ce que personne ne puisse mettre au jour l’affaire que j’ai réussi à étouffer ». C’est à ce moment-là qu’elle a décidé de sortir de son silence. « J’ai tenté de continuer à vaquer à mes occupations, mais j’en ai perdu le sommeil et l’appétit, avoue-t-elle. C’est comme si j’essayais de garder ce secret et que mon corps le rejetait, littéralement. »

Des éléments suffisants pour inculper la banque

Paradoxalement, le gouvernement l’a recontactée pendant l’été. Un nouveau groupe d’enquêteurs l’a interrogée et ils semblaient avoir relancé l’enquête judiciaire. Alayne ne veut pas faire de commentaire sur ce dossier. Etant donné sa frustration face aux décisions des hauts responsables du ministère de la Justice, elle ne veut pas risquer d’entraver le travail des enquêteurs. En revanche, elle souligne qu’elle a toujours des raisons de craindre que rien ne sera fait.

En septembre, lors d’un discours à l’université de New York, Eric Holder a défendu l’absence de poursuites judiciaires contre les hauts dirigeants au motif que dans le monde des affaires, des catastrophes se produisent parfois sans que personne ne soit réellement responsable. « La responsabilité reste très diffuse et les hauts dirigeants sont extrêmement isolés, a expliqué Eric Holder. Tout comportement répréhensible pourrait être considéré comme un symptôme de la culture de l’institution concernée et non comme le résultat des actions volontaires d’un quelconque individu. »

En d’autres termes, personne ne commet de crimes, c’est la faute de la culture d’entreprise ! C’est probablement une bonne chose qu’Eric Holder démissionne [son départ a été annoncé fin septembre] avant de pouvoir appliquer le même raisonnement aux dossiers qui concernent la mafia ou le terrorisme.

Alayne, quant à elle, a commencé à rire de la situation : « Eric Holder me fait tourner en bourrique ! », se souvient-elle avoir pensé.

Si on lui demande en quoi consiste l’infraction, Alayne saura indiquer exactement comment ses supérieurs à JPMorgan Chase se sont rendus coupables de fraude. Elle est convaincue que largement assez d’éléments attestent de cette infraction telle qu’elle est décrite dans le droit fédéral – la banque a fait de fausses déclarations et des omissions délibérément et avec une intention spécifique, le tout en négligeant sciemment les alertes venues de l’extérieur et de l’entreprise elle-même.

Elle aimerait que des mesures soient prises et insiste qu’il n’est pas encore trop tard. Elle est fermement convaincue qu’il y a suffisamment d’éléments pour inculper les responsables de la banque. Elle n’a aucun intérêt financier dans cette histoire, sa seule intention est de révéler la vérité. Plus que tout, elle veut mettre un point final à cette affaire.

Etre prêt à vivre un calvaire pour révéler la vérité

Dans l’Amérique d’aujourd’hui, quelqu’un comme Alayne – une personne honnête qui s’est brièvement trouvée au mauvais endroit au mauvais moment – doit être prête à vivre un calvaire uniquement pour pouvoir énoncer une vérité ou deux. Et alors qu’elle s’approche du but, elle doit encore risquer tout ce qu’elle a pour y parvenir. « Ils partent du principe que je ne bouleverserai par toute mon existence pour cet aveu, explique Alayne, mais c’est là qu’ils se trompent. »

C’est tout à son honneur. Et c’est une excellente nouvelle que la vérité soit enfin révélée. Malgré tout, la conclusion finale s’annonce douloureuse. Elle espère le contraire, mais le verdict définitif sera sûrement une victoire à la Pyrrhus.

« Après toute cette agitation, tous ces procès, toutes ces sanctions (réelles et avortées), même après un certain tapage médiatique, les entreprises ciblées se portent mieux que jamais. Les personnes qui ont volé tous ces milliards sont toujours à leur poste. Et la banque en question est encore plus intouchable qu’avant (…). »

Après toute cette agitation, tous ces procès, toutes ces sanctions (réelles et avortées), même après un certain tapage médiatique, les entreprises ciblées se portent mieux que jamais. Les personnes qui ont volé tous ces milliards sont toujours à leur poste. Et la banque en question est encore plus intouchable qu’avant – depuis, deux anciens champions du cabinet Debevoise & Plimpton qui ont représenté Chase pendant un temps, Mary Jo White et Andrew Ceresny, occupent les deux plus hautes fonctions au sein de l’autorité des marchés financiers.

Quant à Chase, sa valeur boursière est en hausse depuis l’annonce de l’accord et elle s’approche chaque semaine d’un nouveau record quinquennal. Peut-être perdront-ils une petite bataille ici ou là, mais les Bourses sont manifestement convaincues que les géants de la finance ont gagné la guerre. Grâce aux combats de gens courageux, on peut parfois connaître la vérité. Mais obtenir que justice soit faite, c’est une autre histoire.