© Ingo Arndt, « Honeybees », 2020
© Ingo Arndt, « Honeybees », 2020

la fabrique du mensonge. Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger

A l’instar des travaux publiés par les chercheurs Naomi Oreskes et Erik Conway, cet ouvrage du journaliste Stéphane Foucart témoigne de la manière dont les industriels de tous bords se sont réappropriés et ont fait évoluer les stratégies développées par les cigarettiers durant le 20ème siècle pour manipuler la science, les médias et l’opinion publique. Les extraits reproduits ici illustrent la façon dont le secteur de l’agrochimie a agi pour influencer la régulation de certains pesticides – en l’occurrence les néonicotinoïdes – et créer le "mystère" de la disparition des abeilles.
© Ingo Arndt, « Honeybees », 2020
© Ingo Arndt, « Honeybees », 2020

Des méthodes bien connues

Plus d’une décennie après l’introduction des néonicotinoïdes systémiques en Europe – c’est-à-dire avec un léger retard à l’allumage –, un groupe d’apiculteurs s’est interrogé sur les sources et les racines des infortunes de leur profession. En 2006, ces quelques membres de la Coordination apicole européenne, menés par Janine Kievits, une apicultrice belge, géologue de formation, sont allés requérir auprès des autorités du plat pays l’accès aux dossiers d’homologation de ces nouveaux produits. Les apiculteurs constatent alors en lisant les épais dossiers d’homologation qu’à l’évidence les tests menés ne peuvent pas fonctionner – nous sommes six ans avant que les autorités européennes accordent quelque crédit à ces précurseurs et commandent, enfin, à l’EFSA, une opinion scientifique sur les tests en question. « Tout dans la manière dont ces tests étaient menés était aberrant, dit Janine Kievits. Par exemple, les expérimentateurs trouvent un jour une boule d’abeilles mortes dans un coin du tunnel [certains tests, dits de semi-champ, sont menés sous une sorte de tunnel, N.d.A] et concluent qu’il s’agit d’un essaimage. Autre exemple, dans le dossier d’homologation du fipronil, l’étude finale, qui est une étude en plein champ, a consisté à mettre une colonie d’abeilles devant un champ de tournesols traité et vous voyez que les quantités de miel récoltées sont de 2 kilos et demi en douze jours. Or une colonie normale, sur le tournesol, ramène 50 à 60 kilos de miel dans ces douze jours. On voit donc que l’abeille n’a pas été réellement exposée au tournesol traité puisqu’elle n’a quasiment rien ramené. Toutes ces études passent et les produits n’en sont pas moins admis.1 »

Les apiculteurs sont fort marris de constater par eux-mêmes l’incurie considérable des tests réglementaires. Fort marris et, dans le même temps, soulagés d’avoir identifié la raison de leurs malheurs. Le problème est identifié ; tout ne peut qu’aller mieux. En janvier 2007, convaincus de leur bon droit et certains d’être protégés par une administration raisonnable, ils prennent rendez-vous avec la fonctionnaire européenne chargée de ce dossier à la Direction générale de la santé des consommateurs, à la Commission européenne. La fonctionnaire entend leurs doléances, mais ajoute que la petite délégation doit revenir avec un expert qui confirmera et appuiera ses propos. La requête a de quoi désarçonner les apiculteurs : il leur faut trouver un expert, capable d’avoir un jugement plus pertinent que le leur sur l’activité qu’ils pratiquent à longueur de journée. Où trouver cet expert ?

Les apiculteurs se posent donc la question, toute simple, de savoir qui sont les experts – ou prétendus tels – à l’origine des tests réglementaires, dont ils viennent de mesurer l’indigence. Car lorsqu’ils mènent ces fameux tests, les industriels et les laboratoires qu’ils commissionnent ne font que suivre, à la lettre, un cahier des charges qui précise tout le protocole à suivre dans ses moindres détails. Combien d’abeilles enrôler dans le test. Comment relever les différentes données d’expériences. Quelle surface de cultures traitées doit être à disposition des colonies lorsque les tests en plein champ sont menés. Comment exposer les abeilles en laboratoire aux produits testés pour évaluer la toxicité aiguë. Par quels calculs déduire de celle-ci la toxicité chronique. Etc. Ces cahiers des charges qui encadrent des expériences, au mieux gravement myopes au pire totalement aveugles, sont appelés « lignes directrices » et permettent de mener des tests conformes à ce que les experts des agences publiques appellent les « bonnes pratiques de laboratoire ». Cette manière de les nommer rappelle d’ailleurs les fameuses « bonnes pratiques épidémiologiques » que proposaient Philip Morris, BAT et consorts, par le truchement de leurs consultants et de quelques chercheurs agissant secrètement en leur nom, afin de rendre indémontrable la nocivité du tabagisme passif. D’où viennent ces « lignes directrices » ? Qui les a rédigées ? Comment ? Pour les apiculteurs, c’est un voyage an Absurdie qui commence.

Les recommandations de bonnes pratiques expérimentales sur les travaux sont produites par un groupe au nom ronflant : l’International Commission on Plant-Bee Relationships (ICPBR, ou Commission internationale sur les relations entre la plante et l’abeille2). C’est à lui qu’est déléguée3 la délicate tâche de construire les protocoles expérimentaux les plus adaptés à l’évaluation des risques des pesticides. On apprend sur le site web de l’ICPBR qu’il s’agit d’une organisation informelle et sans structure juridique, fondée en 1950 après un congrès botanique, et aujourd’hui vaguement hébergée à l’université de Guelph, au Canada. L’ICPBR se présente comme une organisation vouée à « promouvoir et coordonner la recherche sur les relations entre les plantes et les abeilles de tout type », en particulier les « études sur les plantes pollinisées par les insectes, le comportement de butinage des abeilles, les effets des pollinisateurs sur les plantes, la gestion et la protection des insectes pollinisateurs », à « organiser des colloques et des symposiums », à « collaborer étroitement avec les institutions nationales et internationales intéressées par les relations entre les plantes et les abeilles », etc. Candides, les apiculteurs qui apprennent que leur recherche d’experts passe peut-être par l’ICPBR prennent quelques renseignements. Et se voient informer que des travaux visant à réformer – enfin ! – les recommandations des bonnes pratiques expérimentales sont en cours. « Lorsque nous avons appris que cette organisation se réunissait pour réformer les fameux tests standardisés, nous nous sommes rendus à la conférence, raconte Janine Kievits. C’était à Bucarest, en octobre 2008.4 »

Une petite délégation de trois apiculteurs assiste donc à la réunion. Première surprise, témoigne l’apicultrice, « les discussions commencent par une allocution pour remercier les généreux sponsors : BASF, Bayer CropScience, Syngenta et DuPont ». Contacté, le groupe de travail de l’ICPBR sur la protection de l’abeille confirme le soutien financier des principaux fabricants de pesticides5. Les trois apiculteurs assistent tout de même au compte rendu de différents groupes de travail, formés au sein de l’ICPBR, sur la mise à jour des tests standardisés. « Nous étions dans une ambiance très cordiale, avec des gens très avenants qui proposaient des choses radicalement inacceptables, raconte l’apicultrice belge. Pour ne donner qu’un exemple, l’un des calculs de risque présentés revenait à définir un produit comme « à bas risque » dès lors que l’abeille n’est pas exposée à la « dose létale 50 » chronique. Donc le produit est «  à bas risque » s’il ne tue que 49 % des abeilles ! Pour nous, c’était simplement incroyable. C’était à tomber mort6 ! »

Sont mêlés au sein d’une même assemblée des scientifiques honnêtes, compétents ou non, mais structurellement mis en minorité par des scientifiques de l’industrie en claire situation de conflit d’intérêts, et par des experts d’agence dont les connaissances généralistes n’en font pas des spécialistes d’un sujet précis.

Qui sont donc les scientifiques qui participent aux travaux de l’ICPBR ? La liste des participants – publique – au symposium de Bucarest montre que 45 % des présents sont des scientifiques salariés d’entreprises privées (Bayer, BASF, Syngenta, DuPont, Dow Agroscience, etc.). 25 % sont membres d’agences de sécurité sanitaire et seulement un cinquième sont des chercheurs d’organismes publics de recherche. La particularité de la réunion de Bucarest ayant été que, pour la première fois, des apiculteurs étaient également présents, formant donc moins de 10 % des effectifs. Quant au groupe de travail spécifiquement chargé de refonder les tests réglementaires pour les mettre en adéquation avec les néonicotinoïdes systémiques, il est composé de trois scientifiques de l’industrie (Bayer, Dow et Syngenta), de trois scientifiques de l’AFSSA dont une vient de l’industrie agrochimique et une autre y retournera quelques mois plus tard – il s’agit d’Anne Alix, que l’on a déjà croisée –, d’un consultant privé travaillant pour l’industrie, d’un chercheur universitaire, d’un chercheur travaillant pour un laboratoire public britannique. La participation aux travaux de l’ICPBR étant libre, l’industrie y est puissamment représentée.

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Les agrochimistes ont ainsi réalisé le rêve de Big Tobacco, en toute discrétion et en toute transparence. Ils conçoivent les protocoles expérimentaux des tests qu’ils réaliseront eux-mêmes, pour évaluer la sécurité de leurs propres produits.

On reconnaît le fonctionnement d’une structure comme l’ICPBR : c’est très exactement celui du Comité permanent amiante. Sont mêlés au sein d’une même assemblée des scientifiques honnêtes, compétents ou non, mais structurellement mis en minorité par des scientifiques de l’industrie en claire situation de conflit d’intérêts, et par des experts d’agence dont les connaissances généralistes n’en font pas des spécialistes d’un sujet précis. Et puisque ce qui ressort de ce genre d’aréopage relève du consensus, ce dernier ne produit jamais que des avis scientifiques de piètre qualité, systématiquement biaisés par la négociation – assumée ou tacite. Les agrochimistes ont ainsi réalisé le rêve de Big Tobacco, en toute discrétion et en toute transparence. Ils conçoivent les protocoles expérimentaux des tests qu’ils réaliseront eux-mêmes, pour évaluer la sécurité de leurs propres produits. La boucle est bouclée. En imaginant que le même processus s’effectue de manière occulte, il provoquerait un scandale de grande ampleur s’il venait à être dévoilé. Le grand talent des agrochimistes est ainsi de n’avoir point conspiré dans l’ombre comme les cigarettiers. Il n’y a rien à dénoncer, à dévoiler, rien à jeter en pleine lumière : tout y est déjà.

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Ces groupes informels, comme l’ICPBR, sont donc des pièces cruciales du contrôle exercé par les firmes agrochimiques sur la manière dont la science est perçue par les régulateurs. Ces groupes interviennent comme des forums comme il en existe de nombreux en science : ils permettent de poser les fondements de pratiques communes sur des points très précis, qui ne mobilisent pas des milliers de chercheurs. La science fonctionnant généralement de manière ouverte et transparente, ces forums ne sont pas fermés aux chercheurs de l’industrie. Celle-ci les a donc surinvestis.

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Le cas de l’ICPBR n’est nullement isolé. Outre-Atlantique, un autre forum mène des travaux comparables : il s’agit de la Society of Environmental Toxicology and Chemistry (SETAC). En janvier 2011, cette société savante tenait un atelier sur « l’évaluation des risques des pesticides pour les pollinisateurs ». Le comité directeur de la réunion est dominé par les experts de l’industrie et ceux des agences de sécurité sanitaire. Ces derniers y sont au nombre de dix, sur les treize membres du comité. Parmi eux, on retrouve Anne Alix qui, en janvier 2011, représentait encore le ministère de l’Agriculture français. Rédigé par David Fischer (Bayer CropScience), le résumé de la réunion du SETAC prend acte, comme l’ICPBR le faisait en 2008 à Bucarest, de l’indigence des tests en plein champ. Et appelle à plus de recherche pour régler ce problème en proposant différents schémas d’évaluation des risques, de nouveaux protocoles, etc. « More research is needed » est une musique connue. Elle permet à John Dalli, alors commissaire européen à la Santé des consommateurs, de déclarer le 14 novembre 2011, devant le Parlement européen, que « la santé des pollinisateurs est durement affectée par des facteurs divers et la science n’a à ce jour pas déterminé les causes exactes et l’étendue des pertes d’abeilles ».

La victoire des agrochimistes

Il faut saluer les firmes agrochimiques, leur reconnaître le talent d’avoir réussi, dans le fonctionnement même de la science et dans sa perception par l’opinion, à allumer et à faire allumer suffisamment de contre-feux pour que les responsables politiques puissent confortablement décider de ne pas décider. La saga des insecticides systémiques restera probablement comme le plus vaste détournement de la démarche scientifique entrepris depuis les années 1960, avec ses interminables débats sur la nocivité de la cigarette. Le brio avec lequel la science a été retournée contre elle-même dans cette histoire est proprement extraordinaire. Pendant de nombreuses années, une grande part de la population et de ses représentants politiques ont sérieusement douté du fait qu’introduire dans ses poumons du goudron, du polonium et quantité d’autres carcinogènes pouvait augmenter les risques de cancer. Désormais, une grande part de la population et de leurs représentants politiques doutent sérieusement qu’imprégner de neurotoxiques des plantes cultivées sur des millions d’hectares puisse avoir le moindre effet sur les abeilles et les pollinisateurs.

Selon les données des fabricants eux-mêmes, de 1 à 5 % seulement du principe actif utilisé en enrobage est absorbé par la plante au cours de sa vie. C’est-à-dire que plus de 95 % du produit actif est ailleurs dans l’environnement, sans que l’on sache où.

Pour prendre la mesure de la victoire de l’industrie agrochimique, il suffit de lire le témoignage du biologiste David Goulson (Université de Stirling, Royaume-Uni), devant la commission parlementaire britannique chargée d’examiner, fin septembre 2012, la question des néonicotinoïdes. « La réponse [des autorités britanniques aux études académiques] se focalise sur la détection de petites lacunes dans la connaissance et les utilise comme justification à l’inaction, a-t-il déclaré. Mais en pratique, il est impossible de mener l’étude idéale : il n’y a plus de territoires exempts de néonicotinoïdes en Europe. Si les gouvernements attendent l’expérience parfaite, ils attendront pendant très longtemps ». D’autant plus longtemps que les très réelles incertitudes ne concernent pas la réaction des insectes aux molécules insecticides : le vrai sujet d’incertitude est bien plus perturbant. Comme le note le professeur britannique devant les parlementaires, l’urgence est désormais de savoir ce que deviennent les néonicotinoïdes dans l’environnement. Selon les données des fabricants eux-mêmes, de 1 à 5 % seulement du principe actif utilisé en enrobage est absorbé par la plante au cours de sa vie. C’est-à-dire que plus de 95 % du produit actif est ailleurs dans l’environnement, sans que l’on sache où. Or la solubilité dans l’eau des molécules en question leur permet toute une variété de destins dont les chercheurs n’ont aujourd’hui, réellement, aucune idée. Et sans cette connaissance, il est désormais parfaitement illusoire de vouloir étudier l’impact de néonicotinoïdes en milieu naturel. L’« expérience parfaite » aurait dû être faite il y a bien longtemps, lorsque l’environnement était libre de ces nouvelles substances. Elle est désormais devenue impossible à mener. Aucune « preuve » définitive de la nocivité des néonicotinoïdes ne pourra jamais plus être apportée. C’est une victoire totale des agrochimistes.

Dans la saga des néonicotinoïdes, la manipulation de la science n’est qu’une part de l’histoire. D’autres déterminants au désastre en cours ont été explorés pour le cas particulier de la France : conflits d’intérêts au sein des administrations impliquées, liens historiques entre l’INRA et l’industrie phytosanitaire, pressions exercées sur les chercheurs des organismes publics engagés dans ces travaux7, etc. Mais la manipulation de la science joue une rôle singulier en ce qu’elle permet de convaincre les hauts cadres des firmes agrochimiques eux-mêmes de l’innocuité du produit qu’ils commercialisent. C’est un rôle fondamental. Les hommes et les femmes qui travaillent pour Bayer, Syngenta, BASF sont vraisemblablement convaincus que cette histoire de néonicotinoïdes et d’abeilles est sinon hautement suspecte, au moins très incertaine d’un point de vue scientifique. Une sélection d’études sur les dégâts du Varroa, de Nosema, des virus divers et variés qui infectent les colonies d’abeilles, ou encore le témoignage complaisant d’un scientifique académique financé par l’industrie, permettent de créer du consentement au sein d’entreprises qui produisent et commercialisent les produits incriminés.

Il n’y a aucune manière de le prouver, mais il est très probable que les cadres du secteur croient véritablement, avec sincérité, que les produits vendus par la société les employant sont hors de cause dans les dégâts constatés un peu partout sur les insectes pollinisateurs. La science n’est plus seulement un instrument retourné contre lui-même pour ralentir l’acquisition des connaissances, pour divertir, pour jeter du doute dans l’opinion. Elle est bien plus. Elle devient un outil essentiel, qui crée du consentement et de l’adhésion au sein même des entreprises qui conçoivent ces produits problématiques. Les études commanditées par l’industrie ne sont pas considérées comme des mensonges par ceux-là mêmes qui les financent et qui les conçoivent ou les orientent avant d’en confier la réalisation à des scientifiques. Ces études sont prises au sérieux par les industriels, qui y croient sans doute sincèrement. Elles créent des marges des manœuvre mentales.

Dans le cas des néonicotinoïdes, elles permettent à ceux qui tirent un profit matériel de leur dispersion dans l’environnement de continuer à pouvoir le faire en parfait accord avec eux-mêmes. Ce pouvoir de persuasion du discours « scientifique » est un levier important, surtout quand il s’agira de dédouaner des polluants qui ne se contentent pas de causer des dommages à l’environnement, mais qui produisent directement leurs effets délétères sur les humains. L’instrumentalisation de la science est donc une arme d’ingénierie sociale à deux tranchants, également nécessaires : elle propage le doute à l’extérieur de l’entreprise pour faire accepter le produit et à l’intérieur pour faire accepter la poursuite de sa fabrication.

Il est très éclairant de lire les comptes rendus que faisait la presse, au milieu des années 1990, lorsque les premières grandes mortalités d’abeilles survinrent dans l’ouest de la France. Connaissant le caractère neurotoxique des nouveaux insecticides déployés dans les champs, les témoignages des apiculteurs étaient alors déjà très largement suffisants pour réaliser ce qui était en train de se produire : « Des colonies entières avaient disparu de nos ruchers quelques jours après la floraison du tournesol. Je n’ai pas vu d’abeilles mortes autour des ruches, mais j’en ai retrouvé ivres et groggy dans les tournesols. Elles avaient perdu le sens de l’orientation et semblaient incapables de rentrer8 », témoigne un apiculteur de Charente-Maritime dans le premier article consacré par Le Monde à la question des insecticides systémiques, en avril 1998, témoignant très exactement de ce que les chercheurs apidologues américains décriront des années plus tard comme le syndrome d’effondrement des colonies.

Pour un esprit raisonnable, il ne devrait pourtant pas être si incroyable qu’une substance conçue pour s’attaquer au système nerveux central des insectes leur cause effectivement des dommages au niveau du système nerveux central.

L’affaire paraissait donc évidente. On déploie un nouveau neurotoxique, les abeilles s’en portent mal et présentent dans les mois et les années qui suivent des symptômes cohérents avec une intoxication par un tel produit. Evident? Le seul fait d’avoir fait de cette situation un objet d’étude, le seule fait d’avoir présenté le problème comme très complexe alors qu’un enfant de huit ans comprend qu’il est parfaitement trivial, le seul fait qu’il faille démontrer la nocivité d’un produit toxique produisent des idées fausses. Lorsqu’on voit les trésors d’ingéniosité déployés par les chercheurs des organismes publics dans leurs protocoles expérimentaux, on ne peut qu’avoir inconsciemment à l’esprit qu’il n’est pas si évident que les insecticides tuent les insectes. Pour un esprit raisonnable, il ne devrait pourtant pas être si incroyable qu’une substance conçue pour s’attaquer au système nerveux central des insectes leur cause effectivement des dommages au niveau du système nerveux central.

A la fin de 1984, George Orwell raconte comment Winston Smith est repris en main par les fonctionnaires du Parti. L’un des éléments clés de sa rééducation, qui passe par d’effroyables séances de torture, est qu’il renonce à penser que deux plus deux égalent quatre. « Comment puis-je m’empêcher de voir ce qui est devant mes yeux ? Implore-t-il. Deux et deux font quatre ! » L’exercice est donc de parvenir à ne pas voir ce qui est devant soi et, en réalité, à y voir ce que l’on désire y voir. Deux et deux ne font-ils pas quatre ? « Parfois, Winston, lui répond son fonctionnaire. Parfois ils font cinq. Parfois il font trois. Parfois, ils font tout à la fois. » A la violence des cadres du Parti omnipotent de 1984, les firmes agrochimiques ont réussi à substituer la douceur de la science. Avec le même genre de résultats. Parfois, les insecticides tuent les insectes. Parfois, ils ne les tuent pas. Parfois, il font tout à la fois.

 

 

A propos de l’auteur

Stéphane Foucart est journaliste scientifique au quotidien Le Monde. Il est notamment l’auteur de La Fabrique du mensonge. Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger (Denoël, 2013), L’avenir du climat. Enquête sur les climato-sceptiques (Gallimard, 2015), Et le monde devint silencieux. Comment l’agrochimie a détruit les insectes (Seuil, 2019).

 

1

Entretien avec l'auteur.

2

En 2012, l’ICPBR a été rebaptisée International Commission on Plant-Pollinators Relationships (ICPPR).

3

La responsabilité de ces recommandations de bonnes pratiques et les lignes directrices de ces tests réglementaires incombent à deux organisation intergouvernementales : l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) et l’European and Mediterranean Plant Protection Organization (EPPO).

4

Entretien avec l'auteur.

5

Correspondance avec l'auteur.

6

Entretien avec l'auteur.

7

Un rapport d’information de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), publié en 2005, fait ce constat : « L’atmosphère particulièrement lourde dans laquelle les affaires [du Gaucho et du Régent] se sont développées méritent d’être relevée et notamment les comportements de l’administration en cause, le ministère de l’Agriculture et plus spécialement la direction générale de l’alimentation. Une proportion importante des chercheurs travaillant sur ces problèmes ont rencontré des difficultés ou ont été l’objet de pressions. Des rapports d’expérimentations, des dossiers d’instruction de demandes d’homologation n’ont pu être connus qu’après réquisition des deux juges en charge des enquêtes pénales, particulièrement pour le Régent. »

8

Vincent Tardieu, « Les apiculteurs accusent le Gaucho d’empoisonner leurs abeilles », Le Monde, 18 avril 1998.