« à los angeles, les feux n’ont plus rien à voir avec ceux de mon enfance »
C’était le moment le plus agréable de l’année, depuis toujours : des journées chaudes, mais sans suées ni coups de soleil, et des nuits fraîches sous un ciel étoilé. Ici, l’automne était toujours la meilleure période.
Exception faite du vent, disaient mes amis. Mais non – le vent lui aussi était agréable. Le vent de Santa Ana. Chaud et pourtant frais. Électrique. Puissant.
Il y avait aussi les feux, disaient-ils, mais là encore ils avaient tort. Le feu faisait partie du paysage. Un feu terrible, effrayant, qui bouleversait nos activités quotidiennes, qui énervait tout le monde, et pourtant je savais que j’étais en sécurité. Mes parents le maintenaient à distance, même s’il brûlait jusqu’à Castle Peak, jusqu’à Bell Canyon, et sur une bonne partie de la végétation des collines, vers Valley Circle Boulevard, tout au bout de notre pâté de maisons.
Les autres élèves des écoles primaires couraient en tous sens, criaient comme des sirènes et espéraient pouvoir monter dans la voiture de pompiers. J’aimais attendre que le vent retombe et laisser les cendres se déposer sur mon pantalon en velours côtelé, comme autant de flocons de neige.
“Comme une femme aux cheveux en flammes”
C’était normal. Des feux se déclenchaient chaque mois de novembre, à l’extrême ouest de la Vallée [centrale de Californie], et apparemment un peu partout à Los Angeles. À la radio, des chansons leur étaient consacrées. Notre pays de collines était une femme aux cheveux en flammes.
Voilà ce que je me rappelle, un demi-siècle plus tard, tout en maudissant les files de voitures devant moi sur l’autoroute de Glendale. Je ne peux pas prendre l’autoroute de Ventura, parce qu’à la radio on me dit qu’elle est fermée à Valley Circle.
Si jamais la circulation redémarre, je peux arriver à l’autoroute de Foothill, ou peut-être à celle du Golden State (nous ne les appelions jamais la 2, la 101, la 134 ou la 5), puis vers le nord, pour rejoindre la 118, puis encore peut-être vers Reseda (ou Tampa), et enfin vers la maison où j’ai grandi et où vit encore ma mère de 88 ans. Pour que je puisse la sortir de là. Valley Circle va peut-être bientôt devenir la proie des flammes.
Ou envoie-t-on les tigres et les condors ?
Pourquoi diable est-ce que cela n’avance pas ? Je finis par comprendre. Griffith Park est en feu, et la fumée forme comme un gros ballon tumultueux. Tout le monde ralentit pour regarder. À la radio, on nous dit que les animaux vont être évacués. Où envoie-t-on des tigres et des condors ? Mystère.
Autrefois, on les aurait peut-être envoyés à Jungleland, à Thousand Oaks. Mais Jungleland n’existe plus depuis longtemps, et d’ailleurs on nous apprend que Thousand Oaks brûle aussi.
Plus près de chez moi, à Highland Park, zone sinistrée, un collègue est en train de braquer une lance à incendie sur un feu qui consume une maison proche, puis il finit par renoncer et s’éloigne des flammes. Mais je n’entendrai parler de cet épisode que plus tard.
Le trafic reprend. Je rentre enfin sur Valley Circle pour m’apercevoir que l’incendie de Griffith Park n’est pas si grave. Devant moi, à ma gauche, se trouve une colonne de fumée venant de Malibu. À ma droite un nuage encore plus sombre au-dessus de Bell Canyon. Au milieu le ciel est d’un bleu immaculé et l’on sent la pureté du vent de Santa Ana.
J’arrive devant la porte que mes parents ont franchie pour la première fois en 1964. A l’époque, la colline était recouverte de broussailles. Puis sont arrivés les bulldozers, les routes d’asphalte, et les maisons se sont multipliées. J’y avais pas mal d’amis et je sais que certains ont encore leurs parents qui habitent ici. Je passe quelques coups de fils pour savoir s’ils vont venir les chercher. On me dit que oui.
Dans la cour devant la maison, on peut voir la fumée s’élever au-dessus de Malibu. Dans le jardin, ce sont les flammes de Bell Canyon. On voit que le feu se rapproche et qu’il menace de traverser la Vallée. Mais c’est à plus d’un kilomètre au nord de chez nous et ma mère et moi décidons de ne pas bouger pour l’instant.
À quelques pâtés de maison à l’ouest, les évacuations sont obligatoires. Des maisons sont en train de brûler et les habitants prennent la fuite, paniqués. Au sud, à Malibu, et à quelques kilomètres au nord, à Paradise, des gens sont morts. J’ai des collègues qui suivent de près les incendies et qui racontent les pires histoires.
On se croirait un soir d’Halloween
Je suis content que ma mère et moi soyons encore loin, bien que l’incendie se propage rapidement.
On se croirait un soir d’Halloween : la nuit est noire mais avec des explosions menaçantes orange. Toute la nuit, on entend le bourdonnement incessant des hélicoptères et des drones.
Le lendemain matin, l’air est rempli de fumée, et je pense immédiatement à Sacramento l’été dernier. Je pouvais à peine respirer à cause de la fumée venant de… Je ne me souviens plus. Était-ce l’incendie de Carr ? Celui du Mendocino Complex ? Ou l’été d’avant, quand les incendies avaient occupé une bonne partie de mon voyage en Oregon.
« Le feu n’a plus sa fonction régénératrice. »
Une chose est sûre, ces feux n’ont rien à voir avec à ceux de mon enfance. Les cendres tiennent plus des retombées radioactives que des flocons de neige.
C’est le moment de partir. Je me demande si c’est la dernière fois que je franchis le seuil de la maison ou si nous allons pouvoir fêter ici les 89 ans de ma mère dans quelques semaines. Dans ma voiture, quelques valises, des photos, le chien et ma mère. Nous roulons vers l’est.
Je me souviens quand j’étais enfant, j’attendais avec impatience les incendies de novembre. Puis la pluie finissait par arriver et les collines tout autour de Valley Circle se couvraient de lupins bleus. Mais la pluie a été remplacée par la sécheresse et, de toute façon il n’y a plus un centimètre pour permettre aux fleurs de pousser. Le feu n’a plus sa fonction régénératrice. Il se contente d’être impitoyable. Le temps a passé et je n’arrive pas à savoir si c’est la Vallée, la planète ou moi tout simplement qui a vieilli.