Quelles leçons pouvons-nous tirer de l’effondrement d’anciennes capitales?
Après plus de mille ans d’existence, Tikal – la grande cité maya – s’est effondrée au IXe siècle. A peu près à la même époque, de l’autre côté du globe, Angkor prenait son essor. Pendant 600 ans, elle sera la capitale de l’empire khmer, avant d’être à son tour délaissée.
Le seul témoignage contemporain qui nous soit parvenu est celui de Zhou Daguan, un émissaire de Chine qui y a vécu presqu’un an, en 1296. Son manuscrit décrit le nouveau temple du Bayon avec sa tour d’or, ses huit bouddhas dorés, son pont et sa chaussée flanquée de huit lions tous recouverts d’or (aujourd’hui l’or a disparu, mais le temple de pierre est toujours splendide). Il évoque aussi les processions royales spectaculaires, les feux d’artifice, les nombreux esclaves, les maisons de bambou et de chaume, sans oublier les marchés à ciel ouvert où les femmes étaient chargées de la vente.
Angkor était la plus grande cité du monde préindustriel. Aujourd’hui, Angkor est un immense parc archéologique au nord-ouest du Cambodge. En tricycles ou en bus, les touristes découvrent quelques-uns des plus beaux temples hindous ou bouddhistes jamais construits. Certains sanctuaires se sont effondrés. Seuls subsistent quelques blocs de latérite ensevelis sous la jungle. Mais d’autres sont encore d’une stupéfiante beauté, comme Angkor Vat avec ses tours ciselées en forme de boutons de lotus, ou l’envoûtant Ta Prohm dévoré par le temps et les racines des figuiers étrangleurs. Ce n’est que tout récemment que les chercheurs ont découvert pourquoi Angkor et d’autres capitales anciennes ont périclité avant d’être abandonnées par leurs habitants. Leur histoire est porteuse d’enseignements fascinants dont les villes actuelles pourraient s’inspirer.
L’étendue exacte du complexe urbain d’Angkor n’est connue que depuis une vingtaine d’années. On sait désormais que l’agglomération s’étendait sur mille kilomètres carrés environ – ce qui explique le nombre et l’importance des sanctuaires. A l’intérieur de ce périmètre, il y avait des édifices religieux, de vastes îlots d’habitations et des rizières irriguées par un ingénieux réseau hydraulique composé de réservoirs artificiels, de canaux, de bassins et de digues. A son apogée, au XIIe et au XIIIe siècle, Angkor comptait quelque 750’000 habitants !
« Angkor était une ville prospère à la fin du XIIIe siècle, au moment où Zhou Daguan y a vécu. Un peu plus d’un siècle plus tard, la ville était pratiquement à l’abandon. «
Angkor (du sanskrit « nagara », pour « ville ») se présentait alors comme un vaste complexe urbain peu densément peuplé, où les habitations dispersées se mêlaient aux zones cultivables. Ce schéma d’urbanisation se retrouve dans plusieurs métropoles d’autrefois, chez les Mayas d’Amérique centrale par exemple et du côté des royaumes cinghalais, à Polonnaruwa et Anuradhapura.
Toutes les cités de ce type ont périclité rapidement, peu après leur apogée. Angkor était une ville prospère à la fin du XIIIe siècle, au moment où Zhou Daguan y a vécu. Un peu plus d’un siècle plus tard, la ville était pratiquement à l’abandon. En examinant comment ces villes peu densément peuplées se sont effondrées, les chercheurs ont récemment mis le doigt sur un certain nombre de points communs. Ces découvertes sont du plus haut intérêt. En effet, les mégapoles d’aujourd’hui accueillent toujours plus d’habitants, mangent toujours plus de territoire, tandis que leur densité recule.
« La densité de population baisse de manière drastique dans presque toutes les métropoles actuelles » explique Roland Fletcher, professeur d’archéologie théorique et globale à l’Université de Sydney, en Australie. « Le centre de New York est très densément peuplé, mais le Grand New York – où d’immenses zones vertes côtoient une grande diversité de bâtiments – occupe un territoire toujours plus vaste. »
Il en va de même du Grand Shanghai, du Grand Tokyo et des principales agglomérations américaines ou européennes. Cet étalement urbain, explique-t-on en général, est lié à l’ère industrielle. L’automobile s’est alors généralisée, les prix de l’immobilier au cœur des villes ont flambé et la classe moyenne a développé des aspirations nouvelles. Mais comme le rappelle Roland Fletcher, l’étalement urbain n’a rien de nouveau : les villes à faible densité existent depuis des siècles.
Roland Fletcher est un spécialiste des villes préindustrielles. Lors d’une conférence donnée à ce propos au Musée national de l’air et de l’espace de Washington D.C. en 1996 (Smithonian Institution), un auditeur lui demanda s’il avait vu l’image radar du site d’Angkor prise par la navette spatiale Endeavour. Roland Fletcher se la procura dans la semaine, et la première chose qu’il vit était « cette immense voie d’eau venue du nord », dont on ne pouvait que soupçonner l’existence jusqu’ici. Il reconnut les temples de la zone centrale d’Angkor: « On voyait des tracés rectilignes partout, des parcelles agraires, des réservoirs et des ouvrages variés. J’ai tout de suite compris, dit-il, que le complexe urbain d’Angkor était d’une ampleur inattendue. »
Deux ans plus tard, arrivé au Cambodge, le professeur Fletcher rencontra Christophe Pottier, architecte-archéologue auprès de l’École Française d’Extrême-Orient (EFEO), qui cartographiait l’ensemble du site à moto. « Il a sorti ses relevés, raconte Roland Fletcher, et pendant une seconde, j’ai cru voir les plans d’une cité maya ! »
« Grâce au « Greater Angkor Projekt », une nouvelle piste a pris de l’importance : celle des variations climatiques extrêmes. »
Roland Fletcher décida de rejoindre Christophe Pottier au sein du « Greater Angkor Projekt », une collaboration multidisciplinaire internationale (Cambodge, France, Australie) dont l’objectif était de dresser un plan détaillé du Grand Angkor et d’examiner les raisons de son déclin. Outre les relevés topographiques, les photos aériennes et les explorations sur le terrain, les chercheurs ont employé des techniques de télédétection de plus en plus pointues pour découvrir les structures urbaines cachées sous le couvert des arbres.
Les causes de l’abandon d’Angkor et du transfert de la capitale vers le sud font l’objet depuis longtemps d’âpres controverses. Diverses hypothèses ont été émises : tensions entre le pouvoir théocratique, l’hindouisme et le bouddhisme, attaques incessantes des guerriers siams, évolution du commerce maritime. Grâce au « Greater Angkor Projekt », une nouvelle piste a pris de l’importance : celle des variations climatiques extrêmes. L’examen des cernes de croissance de très vieux arbres au Vietnam voisin a confirmé qu’au XIVe et au XVe siècle, le cycle des moussons était très perturbé : de longues périodes de sécheresse étaient suivies de « méga-moussons ».
Ces pluies torrentielles ont causé d’immenses dégâts. Les images acquises par télédétection montrent clairement des traces d’érosion. Elles indiquent que de grands volumes d’eau ont brisé un barrage, fracassé la digue d’un réservoir, arraché les abords d’une zone d’habitation avant de noyer les maisons et de détruire un pont. L’épisode devait être assez proche de ce qu’ont connu la Nouvelle-Orléans et Fukushima.
Des sédiments ont alors envahi les canaux d’Angkor. Certaines parties du réseau hydraulique n’étaient plus connectées aux autres. Le vieux système de gestion des eaux – qui permettait la culture intensive du riz – était en si piteux état que la ville n’avait plus les moyens de réagir quand les épisodes de grande sécheresse entrecoupés de pluies diluviennes ont fait leur apparition. Avec des infrastructures hydrauliques dégradées et une population importante, Angkor n’avait plus de quoi se nourrir.
Le modèle d’urbanisation d’Angkor était loin d’être unique. Si Roland Fletcher a tout de suite pensé aux cités mayas en voyant les relevés d’Angkor, c’est parce que leur forme urbaine avait déjà fait l’objet de plusieurs études. Ces villes de faible densité étaient des « cités agraires » : elles intégraient les parcelles agricoles dans le tissu urbain. Ne connaissant ni la roue, ni les animaux de trait, les Mayas ne pouvaient pas assurer le transport de grandes quantités de denrées alimentaires. Le maïs, les haricots, les courges, le manioc et d’autres produits locaux devaient donc pousser à proximité immédiate des groupes d’habitations, pour un maximum d’autonomie.
Tikal, au nord de l’actuel Guatemala, était l’une des principales cités mayas. Vers l’an 600 de notre ère, au milieu de la période dite Classique, elle a connu un fort dynamisme architectural et artisanal. Sa place centrale, ses palais, ses pyramides à degrés surmontées de sanctuaires, ses stèles sculptées et ses céramiques polychromes en attestent. Le temple IV, qui se visite toujours, est l’un des plus grands édifices de l’Amérique précolombienne : il culmine à 65 mètres, une hauteur remarquable compte tenu des outils très rudimentaires dont les Mayas disposaient. Selon des estimations prudentes, l’agglomération comptait alors 45 000 habitants et s’étendait sur plus de 160 kilomètres carrés. Mais au milieu du 9e siècle, Tikal a été abandonnée.
Pour comprendre comment une telle cité a pu nourrir pendant des siècles une population importante au beau milieu de la jungle, avant d’être désertée, une équipe internationale de chercheurs venus du Mexique, du Guatemala et des Etats-Unis, mêlant diverses disciplines, a récemment organisé plusieurs expéditions. « Nous disposons maintenant de données empiriques qui permettent de préciser à quoi ressemblait le paysage urbain de Tikal », déclare David L. Lentz, professeur en sciences biologiques à l’Université de Cincinnati.
Tikal s’étendait sur un vaste territoire pris à 70% sur la forêt tropicale et à 30% sur une zone marécageuse au pied des collines. Chaque famille étendue (comprenant au bas mot la famille nucléaire, les ascendants et les descendants) vivait dans des habitations regroupées autour d’un patio, à côté des parcelles qu’elle cultivait. On estime que les habitants de Tikal ont rasé les deux tiers de la forêt pour l’agriculture, la construction et pour alimenter les fours (en particulier les fours à chaux). « Dans l’ensemble, assure David Lentz, les habitants de Tikal géraient efficacement les ressources du sol forestier, mais ils ignoraient qu’abattre tant d’arbres réduirait les précipitations de la région. Soudain, ils ont été confrontés à des sécheresses importantes et ils ne comprenaient pas pourquoi ils n’arrivaient plus à se concilier les dieux.»
Dans le même temps, le système de gestion des eaux était devenu de plus en plus dépendant de l’eau de pluie collectée dans les réservoirs, au détriment de l’eau souterraine. « Au fur et à mesure que Tikal s’est développée, explique David Lentz, les habitants ont créé des zones pavées de manière à capter l’eau de ruissellement et à la diriger vers les réservoirs. Mais ce système a pénalisé l’eau souterraine qui n’était plus alimentée par les eaux d’infiltration, impactant toujours plus la culture intensive du maïs devenue indispensable à cause de la croissance de la population. Au moment où la pluviométrie a chuté lors des sécheresses répétées du 9e siècle, les réservoirs n’arrivaient plus à se remplir, et les sources étaient taries. »
« (…) la déforestation excessive, en perturbant le cycle de l’eau, a exacerbé la sécheresse calamiteuse du IXe siècle. Et la captation des eaux de pluie a compromis la recharge des eaux souterraines. Des refrains classiques… Les urbanistes actuels ne racontent pas autre chose. »
Les stèles témoignent de ce déclin. Pendant des siècles, les Mayas ont dressé des pierres ornées de glyphes et de figures humaines ou divines. A Tikal, la dernière date de 869. Peu après, la ville a montré tous les symptômes d’une ville en décroissance, selon la terminologie actuelle. Des squatters ont occupé les palais. Et on a retrouvé des os humains rongés et calcinés datant de cette période qui en disent long sur la situation désespérée de la cité. Puis la ville est devenue silencieuse.
Ainsi, la déforestation excessive, en perturbant le cycle de l’eau, a exacerbé la sécheresse calamiteuse du IXe siècle. Et la captation des eaux de pluie a compromis la recharge des eaux souterraines. Des refrains classiques… Les urbanistes actuels ne racontent pas autre chose. « Les habitants de Tikal ont commis deux erreurs qui ont modifié de manière significative leur environnement, poursuit David Lenz. A terme, tout s’est effondré. Nous devrions en tirer des leçons car dans l’ensemble, nous suivons la même trajectoire. »
Tikal a connu une explosion démographique au VIIe siècle, à une époque où les pluies étaient abondantes. La cité s’est adaptée en déboisant toujours plus, jusqu’au point de non-retour. « La résilience du paysage a été anéantie, explique David Lentz. Quand les pluies ont fait défaut, les habitants n’avaient plus aucun recours. Ce fut la fin de Tikal. »
La ville voisine – El Zotz – en est la preuve. Moins peuplée, elle n’a pas modifié de manière aussi massive son environnement. Elle a résisté à la sécheresse qui a anéanti Tikal.
Autrefois, les cités peu densément peuplées étaient sujettes aux épisodes d’effondrement. Mais seul un minuscule pourcentage de la population vivait alors dans les villes. « Aujourd’hui, relève David Lentz, environ 50% de la population mondiale vit dans des agglomérations dont la densité moyenne est, le plus souvent, relativement faible. Nous avons créé en moins de 200 ans une situation inédite pour des millions et des millions d’êtres humains. Cela devrait nous faire réfléchir. »
« A Angkor et à Tikal, quand l’instabilité climatique a changé les règles du jeu, les infrastructures urbaines ont montré leur vulnérabilité. »
Tikal, Angkor et Anuradhapura (la capitale cinghalaise qui a périclité au 10e siècle, après plus d’un millénaire de prospérité) étaient très différentes les unes des autres. Leur situation géographique était autre, tout comme leur environnement et leur fonctionnement politico-social. Mais ces cités partageaient les mêmes pratiques : déforestation excessive, étalement du tissu urbain et infrastructures extensives. Or ce sont là les attributs des mégapoles d’aujourd’hui. A Angkor et à Tikal, quand l’instabilité climatique a changé les règles du jeu, les infrastructures urbaines ont montré leur vulnérabilité. Cela pourrait bien nous arriver à nous aussi.
« Quelle que soit la cause du changement climatique, affirme David Lentz, il fait partie de notre réalité. Et ce changement est profond. » Selon lui, les récentes inondations de la Nouvelle-Orléans entrent en résonance avec ce qui s’est produit à Angkor au début du XVe siècle. « Les deux villes, explique-t-il, ont développé d’extraordinaires techniques de gestion de l’eau. Mais quand les infrastructures ont été impactées par des événements qui n’avaient pas pu être paramétrés dans le système, alors les problèmes sont survenus. Et tout s’est enchaîné. »