Un village inuit au bord du gouffre, menacé par le réchauffement climatique
Noella Cockney n’a plus le luxe d’attendre. L’ancienne agente de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) vit dans le Grand Nord. Le très, très Grand Nord. Sa petite maison rouge brave l’océan sur la pointe nord du hameau inuit de Tuktoyaktuk, lui-même situé au nord du cercle arctique, dans les lointains Territoires du Nord-Ouest. Autant dire au bout du monde.
Et ce bout du monde est littéralement en train de se désintégrer.
Tuktoyaktuk est sur la ligne de front de la lutte contre les changements climatiques au Canada. Aucune autre communauté n’est à ce point menacée, dans son existence même, par le réchauffement de la planète, dont les impacts ne sont ici que trop réels.
Au bord du gouffre
Noella Cockney vit dans l’angoisse de tout perdre, à tout moment. Sa maison est au bord du gouffre.“Cet été, j’ai déjà perdu un bon 5 à 6 pieds de terrain [1,8 mètre environ]. Si j’en perds un autre, c’est ma porte d’entrée qui va partir.” Alors, l’ex-policière met tout ce qu’elle possède dans les sacs d’épicerie qui s’accumulent dans le salon. Tout ce qu’elle espère sauver du naufrage annoncé. Bientôt, elle entreposera les sacs dans un endroit sûr. Sa maison sera – à part un lit, un sofa et deux ou trois casseroles.
De sa fenêtre, sa voisine Sarah Adam scrute l’océan. Assise à la table de cuisine, la grand-mère de 61 ans a interrompu un instant son travail de couture – de minuscules kamiks, ces bottes inuites en peau de phoque. Elle soupire, une pointe d’inquiétude, peut-être aussi de colère et d’impuissance, au fond des yeux. À l’horizon, il n’y a que cela à contempler : de l’eau, rien que de l’eau. Une immense étendue d’eau, à perte de vue. Ça n’a pas toujours été comme ça. “J’ai vécu toute ma vie de ce côté-ci du village. Quand j’étais enfant, je jouais sur la plage. Aujourd’hui, il n’y en a plus, de plage !”
La vie continue, malgré l’urgence
Il y a encore deux décennies, son terrain s’étirait sur des dizaines de mètres. Désormais, les vagues lèchent les fenêtres de sa maison, par jour de tempête. Son mari, Sandy Adam, allume la radio pour jouer au bingo. La vie continue, malgré l’urgence. Il sait trop bien que chaque mois qui passe le rapproche de l’abîme. Cet été, il a dû déplacer le réservoir d’essence, qui menaçait dangereusement de sombrer dans l’océan.
Huit personnes s’entassent dans cette maison qui semble tenir en équilibre sur la côte : Sarah et Sandy Adam, leurs deux fils et leurs quatre petits-enfants.
« L’Arctique se réchauffe de deux à trois fois plus vite que le reste de notre fiévreuse planète. »
“Le croiriez-vous si je vous disais qu’il y avait autrefois une piste de curling, juste là ?” nous demande Sarah Adam, en pointant les flots gris. Il y a longtemps que le bâtiment a été avalé par la mer. Au fil du temps, bien des maisons ont été relocalisées, dont cinq depuis 2016. Celles de Sarah Adam et de Noella Cockney sont les prochaines sur la liste rouge. Mais les deux femmes craignent que le temps ne joue contre elles. “Il suffit d’une grosse vague, dit Sarah Adam, et nous serons tous partis.”
L’Arctique se réchauffe de deux à trois fois plus vite que le reste de notre fiévreuse planète. Là-haut, les changements climatiques n’ont rien d’un concept abstrait dont on pourrait contester la dangerosité – ou même l’existence, comme osent encore le faire une poignée de politiciens populistes. Là-haut, nul besoin de se projeter dans l’avenir pour imaginer quels seront les impacts du réchauffement.
La mer monte, le pergélisol fond
Il s’agit d’une réalité concrète, implacable, qui bouleverse le quotidien de dizaines de milliers de personnes. Tuktoyaktuk – Tuk, pour faire court – a le malheur de faire face à une double menace : la montée du niveau de la mer et la fonte du pergélisol, deux phénomènes provoqués par le réchauffement du climat. Les 962 habitants du village sont ainsi confrontés à l’une des érosions côtières les plus rapides et dévastatrices jamais observées sur Terre.
Non seulement des tempêtes, plus violentes et plus fréquentes, grugent les côtes de Tuk, mais encore les assauts répétés des vagues contribuent à fragiliser le pergélisol, ce qui entraîne encore plus d’érosion ; parfois, des pans entiers de la côte s’effondrent avec fracas dans la mer. Ils entraînent avec eux de la boue, des matières organiques… parfois même des pistes de curling. En Arctique, tout vit, tout pousse, tout a été construit sur un sol gelé en permanence depuis des milliers d’années. Le pergélisol, c’est la colle qui maintient ensemble tous les éléments du paysage nordique. Et cette colle fond, inexorablement.
Pas d’échappatoire possible
“Les grandes superficies de pergélisol, au pays et ailleurs dans le monde polaire, sont en train de disparaître”, confirme Michel Allard, du Centre d’études nordiques de l’Université Laval. Il n’y aura pas de retour en arrière. Pas d’échappatoire possible. “Même s’il y avait un miracle aux prochaines élections [et que le parti élu s’engageait à respecter l’accord de Paris sur le climat], le processus est enclenché, ça ne s’arrêtera pas. Notre pergélisol va se dégrader, c’est clair.” Le scientifique n’est pas le seul à tirer cette conclusion. Un rapport d’experts des Nations unies a prévenu en mars que l’Arctique était désormais coincé dans le cycle destructeur des changements climatiques. À partir de maintenant, le Grand Nord est condamné à se réchauffer, peu importe les mesures prises par le reste de la planète pour réduire les gaz à effet de serre.
Eileen Jacobson n’a pas eu besoin d’un rapport des Nations unies pour réaliser que plus rien n’était pareil, désormais, à Tuktoyaktuk. Cet été, comme tous les étés, elle a jeté ses filets de pêche dans la baie, tout près du port. “Un jour, j’ai vérifié mes filets et j’ai vu que j’avais attrapé un saumon rose. Personne n’avait jamais attrapé de saumon, ici.”
Dans ce hameau reculé, désargenté, il y a bien un supermarché, mais ses rayons offrent des laitues à 6 dollars canadiens [environ 4 euros] et des boîtes de céréales à 18 dollars canadiens [environs 12 euros]. Eileen Jacobson n’a pas le choix ; elle dépend de la chasse et de la pêche pour survivre, comme les autres membres de sa communauté.
Viande de caribou, de bison de béluga
Elle a construit une cabane, sur la grève, pour fumer son poisson. Elle fait sécher sa viande de caribou, de bison et de béluga. “Un seul béluga suffit à nourrir quatre familles pendant toute une année”, dit-elle. Normalement, la communauté en chasse une cinquantaine par an. Cette fois, pourtant, la saison s’achève et les chasseurs n’en ont récolté qu’une vingtaine. “Les baleines n’ont pas disparu ; le problème, c’est le vent. Les hommes doivent aller au large pour chasser le béluga. Mais nous avons eu des vents fous et personne ne pouvait sortir en mer.”
Plus encore que le sol qui fond sous leurs pieds, les habitants de Tuk s’inquiètent de ne plus savoir décoder la nature qui les entoure – et dont ils dépendent pour survivre. Tout change, tout se détraque. Des espèces de plantes et d’animaux jamais vues auparavant font leur apparition ; d’autres disparaissent. Des lacs se vident. La toundra où l’on récoltait les baies se transforme en terres boueuses et stériles. Les glaces se forment de plus en plus tard et se brisent de plus en plus tôt. Elles sont aussi de plus en plus minces. Et dangereuses.
Les vagues grugent les côtes
Le dernier hiver a été si chaud que les autorités ont émis un avertissement : la glace des lacs environnants risquait de céder sous le poids des pêcheurs. “Le printemps arrive beaucoup trop tôt. Nous n’avons plus assez de temps sur les lacs pour pêcher tout le poisson dont nous avons besoin. Mais on va essayer quand même”, explique Noella Cockney. C’est ça, ou mourir de faim.
« L’érosion n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est le rythme auquel les vagues grugent les côtes. La mer gagne du terrain, beaucoup trop de terrain, beaucoup trop vite. »
L’érosion côtière ne date pas d’hier à Tuktoyaktuk. Le combat de l’homme contre la mer dure depuis des années. L’école a été relocalisée, tout comme le poste de la GRC, la caserne des pompiers et le centre communautaire. L’érosion n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est le rythme auquel les vagues grugent les côtes. La mer gagne du terrain, beaucoup trop de terrain, beaucoup trop vite. L’homme est sur le point de perdre son combat.
Même les morts du cimetière – dont les fosses sont creusées, hiver comme été, au marteau-piqueur – risquent d’être emportés d’un jour à l’autre. Il suffirait d’une violente tempête pour troubler leur repos éternel. Que faire ? Le maire de Tuk a bien une idée : ériger de larges dalles de ciment sur un kilomètre, le long de la côte. Mais cette solution coûterait plusieurs dizaines de millions de dollars – et ne durerait qu’un temps, puisqu’elle n’empêchera pas la hausse du niveau de l’océan.
“Beaucoup de choses ont été faites pour tenter de prévenir l’érosion à Tuk”, dit Dustin Whalen, scientifique chez Ressources naturelles Canada qui travaille dans cette région depuis une quinzaine d’années. “On a installé des dalles de ciment, des rochers, des sacs de sable. Au fil des ans, on a constaté que les tempêtes sont trop fréquentes, que leurs impacts sont trop importants… et que les mesures de protection ne durent pas.”
« Nous allons tous tomber dans la mer »
Dans sa cuisine, Sarah Adam a repris sa couture. Son discours est sombre comme le ciel qui menace d’éclater à l’horizon. “Si vous ne croyez pas aux changements climatiques, venez voir notre village, lâche-t-elle. Venez voir l’érosion, la fonte des glaces !”
À ce rythme, elle ne croit pas que sa communauté survivra encore longtemps au réchauffement. “Nous allons tous tomber dans l’océan. Tout le monde. J’en suis sûre. Nous devons chercher un terrain plus élevé.” Abandonner Tuk ? Déménager les maisons, les routes, les égouts, l’hôpital, l’école, le cimetière ? Le défi logistique est énorme. La communauté n’en est pas là. Pas encore.
Un jour pourtant, il faudra se rendre à l’évidence. Rendre les armes – et partir. Comme en Alaska, où deux villages côtiers menacés par l’érosion ont été entièrement relocalisés à l’intérieur des terres. Au Canada, ce sont les habitants de Tuktoyaktuk qui risquent fort de devenir les premiers réfugiés du climat. Ils ne seront pas les derniers.
Selon le dernier rapport spécial de l’ONU, qui sera officiellement dévoilé le 25 septembre, la hausse du niveau des océans pourrait forcer l’évacuation de 280 millions de personnes dans le monde.
Les canaris dans la mine
Les grandes villes côtières seront frappées par les inondations. Les nations insulaires seront submergées, elles aussi. D’ici à 2050, des centaines de millions de personnes devront fuir leurs terres avalées par les océans. Comme à Tuktoyaktuk. “Ce qui se passe dans le Nord… ne reste pas dans le Nord.”
Le dicton circule parmi les scientifiques du climat. Tôt ou tard, les impacts du réchauffement que subissent les communautés de l’Arctique se feront ressentir dans le Sud. Il est sans doute trop tard pour sauver Tuk. Mais la tragédie qui se joue dans ce village du bout du monde devrait servir d’avertissement au reste de la planète, croit Dustin Whalen. “C’est le canari dans la mine.”