Ma vie dans une ville fantôme
Paula Márquez et Pavel Gómez, un couple de trentenaires, se retrouvent après le travail dans la pénombre jaunâtre d’un parking souterrain du centre de Madrid. Ils montent dans leur voiture et prennent la route pour rentrer chez eux. Ils laissent la capitale derrière eux, traversent le couloir de l’Henares [zone d’activité située au nord-est de Madrid], avec ses centres commerciaux, ses chantiers et ses zones industrielles. A mi-chemin, le véhicule ralentit lorsque le nombre de voies se réduit sur l’autoroute A2, puis il avance parallèlement au tracé de la ligne de l’AVE [TGV espagnol] Madrid-Barcelone. Une heure plus tard, sur ces terres arides où l’on sème encore des tournesols, où les grenouilles coassent l’été et où le vent se fait rigoureux l’hiver, surgit Ciudad Valdeluz, une grosse balafre dans ce paysage. Un internaute l’a comparée un jour, sur un forum immobilier, à “un mauvais Sim City”, ce jeu vidéo qui consiste à construire et à aménager des villes comme le ferait Dieu ou un urbaniste omniscient, en les regardant s’étendre d’en haut.
“Pensé pour grandir”
La vue aérienne de Valdeluz n’est guère attrayante. Une partie ratée, avortée par la crise immobilière. Un damier de goudron et de terrains vagues. Il n’y a de la vie que dans un coin de la ville, et rien d’autre autour que des routes, des chemins, des champs, et c’est dans ce coin-là qu’habitent Paula et Pavel, avec 1 200 autres personnes. Soit 4 % de la population prévue. Il y a beaucoup de façons de vivre seul ; celle-ci en est une. Cet ensemble résidentiel avait été pensé pour accueillir 30 000 habitants. Quand la première pierre fut posée, en 2004, les perspectives étaient prometteuses. Tous les ingrédients étaient réunis : une gare d’AVE, la proximité de Madrid, des prix compétitifs. “Pensé pour grandir”, affirmait une vidéo promotionnelle. On imaginait déjà les trains bondés, les immeubles pleins de vie. Et puis il s’est passé quelque chose d’inattendu. Ou plutôt, quelque chose avait commencé à se tramer cette année-là dans toute l’Espagne. Un léger déséquilibre entre l’offre et la demande, une énorme bulle qui allait faire pffuit !
« En Espagne, si on le voulait, on pourrait loger toute la Norvège. »
La frénésie immobilière a dessiné une carte étrange, un urbanisme de terrains et d’appartements vides, de rues sans nom, où une ou deux lumières solitaires s’allument la nuit, où un immeuble se dresse, seul, dans un désert. A la périphérie des grandes villes, il n’est pas rare de trouver des blocs entiers d’immeubles où ne résident que cinq ou six familles. Leurs fenêtres donnent sur des squelettes de béton et de rouille – des cadavres de la bulle immobilière.
En Espagne, si on le voulait, on pourrait loger toute la Norvège. Nous possédons non seulement pléthore de logements neufs, mais aussi des logements à moitié construits, ou simplement en projet. Fin 2009, le pays s’est retrouvé avec 3,6 millions de logements achevés ou en projet sur les bras, selon le dernier rapport en date de la société d’analyse du marché immobilier R.R. de Acuña y Asociados.
Il est un peu plus de 20 heures lorsque Pavel et Paula arrivent chez eux. En général il prépare un cocktail multifruits pendant qu’elle fait ses exercices de yoga. La vie peut alors commencer. Quand les jours rallongent, au printemps et en été, les derniers rayons du jour entrent dans l’appartement. Pavel et Paula sortent sur le balcon, s’installent sur un transat et regardent le soleil se coucher à l’horizon. L’hiver est moins clément, mais l’appartement est agréable et spacieux. Sur les étagères du salon est posé le jeu Les Colons de Catane. Paula et Pavel font souvent une partie le samedi avec un couple de voisins. Le gagnant est celui qui parvient à conquérir le premier des territoires vierges. C’est peut-être pour cela que Paula, secrétaire dans un cabinet d’avocats, aime à dire qu’elle fait partie des “colons” de Valdeluz, de ces gens arrivés sur ces 490 hectares alors qu’il n’y avait encore ni supermarché, ni magasin, ni dispensaire, ni bar. Une “première génération” de moins de 300 personnes, qui a assisté à l’arrêt de la première des quatre tranches de travaux prévues, avant de voir la suite repoussée aux calendes grecques. “Le rythme de construction s’adaptera à la demande”, explique un porte-parole du promoteur Reyal Urbis, qui a cédé une partie de ses actifs à Valdeluz aux banques, dans le cadre de la renégociation de sa dette de 4,6 milliards d’euros.
L’arrêt brutal du chantier a eu des effets collatéraux. Le centre commercial, non viable économiquement, est aujourd’hui fermé par des cadenas. Le promoteur a relocalisé un petit supermarché quelques ronds-points plus loin, à côté de l’ancienne cantine des ouvriers, aujourd’hui seul restaurant de la “ville”, qui fait aussi office de boîte de nuit. Le centre de santé est un terrain vague entouré de palissades ; en attendant, un dispensaire ouvre deux à trois heures par jour. L’école privée Luz de Yebes, conçue pour accueillir les enfants de 9 200 familles, reste inachevée : le promoteur est en cessation de paiements, et l’établissement n’a pas obtenu d’être sous contrat. Les cours ont lieu dans l’un des rares bâtiments achevés et sont dispensés à 214 élèves, dont la moitié vivent à Valdeluz.
L’ouverture d’un nouveau magasin ici est une fête. Les autres commerces l’annoncent des mois à l’avance sur le parement en briques des arcades. “Clinique vétérinaire”, annonce un avis peint de fraîche date. Le week-end, on voit des promeneurs avec leur chien, des enfants, des femmes enceintes, raconte Pavel. Des couples qui démarrent dans la vie. Ou qui redémarrent, comme eux. Un remariage, avec les enfants un week-end sur deux. Le premier courriel de Pavel était révélateur : “Après une séparation, j’ai trouvé à Valdeluz un endroit où recommencer ma vie et donner à mes filles un espace de vie digne à un prix raisonnable.” Ils sortent souvent faire du vélo ou du roller ; il n’y a pas de danger, vu le nombre de rues fermées à la circulation. Ils vont jusqu’au club de golf, où on les laisse entrer bien qu’ils ne soient pas membres, ou jusqu’à Yebes, commune agricole à laquelle sont rattachés les habitants de Valdeluz. “Ce n’est pas une ville fantôme, répète le couple. La vie a ici quelque chose d’attachant, nous ne nous y attendions pas.” Les gens se saluent dans la rue, qu’ils se connaissent ou pas. “On s’entraide, et pas seulement en se prêtant du sucre. Il se crée une relation étroite entre les habitants. Comme dans un village.”
“Les prix étaient très élevés”
Pavel, directeur de la communication dans un établissement financier, a créé en 2009 sur Facebook un groupe Valdeluz qui compte aujourd’hui 300 membres. Les habitants y postent actualités et photos, offrent leurs services, organisent des tournois de mus [un jeu de cartes d’origine basque très populaire dans toute l’Espagne] ou y cherchent des solutions de covoiturage. Car le transport est le gros point noir de ce complexe résidentiel. Valdeluz avait été conçue pour être à vingt minutes de Madrid par le train, grâce à une desserte AVE bon marché. Mais le quai de la gare est envahi par les mauvaises herbes, et la plupart des trains filent dans le brouillard sans s’arrêter. Sans usagers, pas d’AVE, et sans AVE, pas de nouveaux arrivants (du moins pas au rythme escompté). Les gens viennent s’installer au compte-gouttes, à mesure que les prix de l’immobilier retrouvent leur niveau d’avant la bulle. Selon le dernier rapport de la Banque d’Espagne, la province de Guadalajara [où se situe Valdeluz] est celle qui a enregistré la pire dégringolade des prix dans le logement neuf : – 20 % par rapport à leur niveau le plus élevé. La province de Murcie [sud-est] vient juste derrière.
Une porte d’ascenseur s’ouvre dans un bâtiment où règne un silence de chambre froide. Il y a des moutons de poussière dans les couloirs, des prospectus par terre, des boîtes aux lettres sans nom. De l’ascenseur sort une femme blonde, la soixantaine, avec son caniche. Elle sursaute : “Vous m’avez fait peur !” Elle ne s’attendait pas à croiser quelqu’un. Dans son escalier, seuls 3 logements sur 18 sont occupés, et ils sont à peine 10 dans tout le bâtiment – en tout, près de 60 appartements restent vacants. Jusqu’en décembre, les habitants étaient raccordés à l’électricité et à l’eau courante du chantier. La poste ne leur distribue pas encore le courrier, aucun GPS ne les localise. La nuit, l’immeuble ressemble à un spectre, avec deux ou trois appartements éclairés seulement. Il donne sur un rond-point au-delà duquel il n’y a que des chantiers, paralysés pour la plupart. Ce nouveau quartier nord de la ville de Murcie, qui devait accueillir 30 000 logements, avait été surnommé le “triangle d’or”. “Les prix étaient très élevés”, raconte Javier Altuna, 37 ans, un des habitants de l’immeuble.
« Jesús Pons, directeur de Vega Media Press, un journal électronique local, avance une explication : “Spéculation, corruption, chantage.” »
En bas, un joggeur passe et repasse comme s’il courait après un mirage dans le désert. Raquel Aparicio, 22 ans, une autre habitante, essaie de faire l’inventaire de ses voisins. “Une fois, j’en ai croisé un…” “Cet endroit n’existe pas encore”, résume-t-elle. Et ce n’est pas demain la veille. Murcie est la région d’Espagne où l’emploi dans le BTP et les transactions immobilières ont le plus chuté en 2008-2009 (– 52,4 % et – 10,4 % respectivement). La région détient aussi le record espagnol de surproduction immobilière, selon une étude de la banque Catalunya Caixa. Plus de 6 % des logements achevés n’ont pas trouvé preneur : on en compte près de 13 000 dans la ville de Murcie, et quelque 50 000 dans l’ensemble de la région. Jesús Pons, directeur de Vega Media Press, un journal électronique local, avance une explication : “Spéculation, corruption, chantage.” Une vingtaine de promoteurs ont déposé plainte contre sa publication, très en pointe dans la dénonciation de cette culture de l’enrichissement par la spéculation.
La dette contractée par le secteur immobilier envers les établissements financiers s’élève en Espagne à 400 milliards d’euros. “Impossible à payer”, résume le rapport du cabinet R. R. de Acuña. Le tarissement du crédit étouffe les grands comme les petits et donne lieu à des situations insolites. Dans une commune de la région de Madrid, par exemple, A. a vécu un an complètement seul dans une luxueuse résidence où le prix des appartements avoisine 700 000 euros. A l’achèvement des travaux, faute d’acheteurs, le promoteur, une entreprise familiale, a dû prendre des décisions. Depuis lors, A., 29 ans, fils du promoteur et salarié de l’entreprise, entretient la piscine, tond les pelouses, s’occupe des parties communes et vit dans un appartement de 150 mètres carrés, pour éviter que les installations ne se détériorent. La loge du gardien reste fermée, et c’est A. qui fait visiter les appartements à vendre. Les visiteurs disent pour la plupart la même chose : s’ils parvenaient à vendre leur appartement, ils seraient prêts à acheter celui-là. Mais personne n’achète et personne ne vend, tout est figé, et les logements restent vacants. Depuis peu, A. a de nouveaux voisins, un couple qui a emménagé au deuxième. Ce sont les seuls.
“Je ne déménagerai pas”
La population espagnole parviendra-t-elle à absorber toute cette pierre inhabitée ? Juan Valiño, associé dans une agence immobilière à Miño, en Galice [nord-ouest], se démène au quotidien pour trouver une issue. Il commercialise les logements de Costa Miño Golf, un quartier de villas et d’appartements pensé pour 3 000 personnes, qui a connu le même sort que son promoteur, Martinsa-Fadesa, mis en cessation de paiements en 2008. Les travaux ont été suspendus un temps, avant de reprendre progressivement, et les ventes redémarrent timidement. Le taux d’occupation reste cependant très loin du niveau escompté, surtout pour les villas : 80 ont été vendues sur les 800 programmées. “A notre arrivée, c’était la cité des bandits [allusion au jeu vidéo City of Villains]”, plaisante Angel Miser, 36 ans, technicien spécialisé dans l’électroménager, arrivé là en mai 2010 avec sa famille. “Je ne déménagerais pour rien au monde”, assure cet amoureux de la nature et des grands espaces. “Je gare ma voiture devant la maison voisine [inhabitée], et les enfants peuvent jouer dans la rue à n’importe quelle heure.” Le silence et l’absence d’éclairage public donnent un air néorural au lotissement.
Dans un paysage lunaire se dresse à flanc de colline un immeuble en brique où vivent vingt familles. Ses habitants racontent que les sangliers viennent parfois jusqu’aux containers d’ordures. Les services municipaux n’effectuent le ramassage qu’une fois par semaine. Plus souvent, ce ne serait pas rentable, de même qu’il n’est pas rentable d’assurer la distribution du courrier (les habitants vont le chercher au village, à sept kilomètres de là), le raccordement au gaz de ville (ils disposent d’une citerne de propane provisoire) et au téléphone, et des transports publics. Nous sommes à la sortie de La Muela, une commune de 3 500 habitants qui voulait grossir et devenir la troisième ville d’Aragon [nord-est]. Jesús Ibañez, 30 ans, rentre chez lui avec, à la main, le catalogue de Noël d’une grande surface.
“Je l’ai pris chez mes parents. Ici on ne reçoit même pas les prospectus.” Cette colline aurait pu devenir un lotissement de standing. La première tranche, de 2 300 logements, était proposée à 6 000 euros le mètre carré. Ciudad Zaragoza Golf est aujourd’hui un terrain vague parsemé de vestiges de chantier et de panneaux publicitaires dont les slogans ont l’air de mauvaises blagues : “Une affaire en or”, “Mettez du confort dans votre vie”, “Tout ce dont vous rêvez”, “Toute une ville, près de tout”.
Trois couples ont noué ici une amitié profonde, dans l’unique immeuble de cette terre dépeuplée. Les premiers sont arrivés en 2009, et malgré les défauts, les fissures, les inondations dans le parking et les problèmes avec le promoteur, qui fait valoir sa majorité dans les assemblées de copropriétaires (il reste propriétaire de 15 logements vacants), ces six-là ressemblent aux personnages d’une série télévisée du type Friends. Les parois de l’ascenseur sont tapissées de Post-it invitant à des fêtes ou annonçant des problèmes.
“C’est un peu notre blog.” Si l’un d’entre eux va acheter des cigarettes ou à la quincaillerie, il demande aux autres s’ils ont besoin de quelque chose. Ils organisent des dîners. Leurs portes sont presque toujours ouvertes. Une sonnerie sur le portable : retrouvons-nous pour bavarder dehors. Deux sonneries : venez chez moi. Tout récemment, au bout d’un an, ils ont cessé d’être le “secteur 3.1 de la résidence Zaragoza Golf”. La mairie leur a attribué une adresse : avenue de Madrid, numéro 7. “C’est original… Tout ce temps pour aboutir à ça.” Et pourquoi le numéro 7 ? Dans ce désert dont ils sont les seuls habitants, ce choix reste un mystère.