© Matthieu Gasfou, « Vivants », 2018-2022 | gafsou.ch
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L’État français a dû inventer un gourou

Mise en cause par le ministre de l'intérieur français, Gérald Darmanin, dans le décret de dissolution des Soulèvements de la Terre, le théoricien et activiste suédois fait part, dans une tribune au « Monde », de sa stupeur face aux accusations de « terrorisme intellectuel » dont il est l'objet.
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Honnêtement, je ne sais pas si je dois rire ou pleurer, ou les deux en même temps.

Il apparaît qu’au milieu d’une vague de répression instiguée par l’État français à l’encontre des militants écologistes (qui s’inscrit dans une escalade autoritaire beaucoup plus vaste menée par le président Macron et ses alliés), mon livre Comment saboter un pipeline (La Fabrique, 2020) a été cité dans un décret de dissolution : il serait à l’origine de tous les « désordres » attribués aux luttes environnementales dans la période récente.

Le gouvernement français veut dissoudre Les Soulèvements de la Terre, qui ont joué un rôle déterminant dans plusieurs des grandes mobilisations écologistes ces dernières années, et tout dernièrement contre le projet insensé et funeste de mégabassines à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), dans l’Ouest de la France. Pour donner l’impression que ce réseau militant est en réalité un groupement de dangereux terroristes, l’État français a dû inventer un gourou, un maître à penser qui aurait par avance théorisé leur passage à l’acte. De façon flatteuse mais grotesque, il semblerait que le pouvoir ait jeté son dévolu sur un universitaire suédois qui, contrairement à Ted Kaczynski, ne vit pas dans une cabane isolée pour fabriquer des bombes artisanales. Voilà qui manque cruellement d’imagination…

Tactique plus ambitieuse

Tout observateur raisonnable pourra juger combien cette démarche est maladroite et grossière. Tout d’abord, mon livre a été publié en France il y a trois ans. Il a été traduit en dix langues et a récemment inspiré un thriller hollywoodien (Sabotage, par Daniel Goldhaber). Je suis venu à plusieurs reprises discuter du livre en France autour d’évènements de lancement, d’interviews, etc. Durant cette période, ni moi ni mon éditeur n’avons été soupçonnés ou accusés de quoi que ce soit d’illégal. Si le livre était si provocateur et dangereux que le décret le laisse entendre, les services de police auraient donc mis trois ans pour le lire et assimiler ses quelque 200 pages (en petit format)?

Par ailleurs, si je respecte et admire Les Soulèvements de la Terre – comme je respecte, par exemple, les militants allemands d’Ende Gelände -, nous ne sommes pas particulièrement liés et nous ne sommes mêmes pas d’accord sur de nombreux points d’analyse ou de perspectives. Ces camarades seraient les premiers à dire qu’ils rejettent mon orientation trotskiste old school, mon étatisme, mon hostilité à l’anarchisme, et ainsi de suite. L’idée que mon livre serait une bible pour eux est donc, pour être très honnête, une ânerie et une marque de mépris.

Comment saboter un pipeline est une contribution à un débat plus large au sein du mouvement écologiste, qui a été amené à se poser des questions difficiles sur ce qu’il est urgent de faire dans une situation où les effets du changement climatique s’intensifient et s’accélèrent, mais où les États hégémoniques sont déterminés à agir de façon minimale ou à ne pas agir du tout. Je fais valoir que tous les mouvements ayant provoqué des changements sociaux de grande ampleur – des suffragettes et des anticoloniaux jusqu’au mouvement des droits civiques dans les années 1960 et au-delà – ont, dans certaines circonstances, eu à mettre en place des tactiques plus ambitieuses, et que cela a souvent été couronné de succès.

« Désarmé » le capitalisme fossile

Mon propos est simplement d’ouvrir un débat exigeant sur la légitimité d’actions de désobéissance, notamment sur des sites-clés de l’infrastructure et de la logistique du capitalisme fossile. Et soyons clairs ici, je parle de propriété, d’objets matériels, pas de personnes – je n’ai jamais prôné la violence contre des individus ou des groupes. On peut rejeter ou critiquer les raisonnements du livre, mais il est proprement stupéfiant que ces propositions relativement modestes soient maintenant qualifiées de « terrorisme intellectuel » ou « d’actions extrêmes allant jusqu’à la confrontation avec les forces de l’ordre » par le ministre français de l’intérieur, Gérald Darmanin.

En réalité, le livre n’est pas très original : il existe aujourd’hui de très nombreux ouvrages qui analysent les catastrophes à venir liées au changement climatique et au désastre écologique. Dans ce contexte, je suis loin d’être le seul auteur à soutenir que nous devons désactiver rapidement et de manière décisive l’infrastructure des combustibles fossiles. Mais il est vrai que Comment saboter un pipeline met en évidence quelque chose qui glace le sang des tenants de l’ordre existant : s’ils entendent laisser intact le système en place, il y a toutes les raisons d’imaginer que les mouvements de masse prendront eux-mêmes en charge le « désarmement » du capitalisme fossile – ce qui n’est rien d’autre qu’un geste d’autopréservation de grande ampleur.

Le capitalisme fossile nous conduit à toute vitesse vers le précipice. Quelqu’un doit tirer le frein d’urgence. Si les gouvernements ne le font pas, le reste d’entre nous le fera.

 

A propos d’Andreas Malm :

Andreas Malm est Maître de conférence en géographie à la Lund University (Suède). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont L’Anthropocène contre l’histoire (2017), Comment saboter un pipeline (2020), La Chauve-Souris et le Capital (2020), Fascisme fossile (avec le Zekin Collective,  2020) et Avis de tempête (à paraître), tous parus aux éditions La Fabrique.