“Vitamins Inc.”, où la florissante entente des grands laboratoires
L’ampleur du complot laisse perplexe. Pendant dix ans, les dirigeants de quelques-uns des plus grands laboratoires pharmaceutiques du monde se sont rencontrés secrètement dans des suites d’hôtel et en marge de conférences internationales. Quand les enquêteurs fédéraux se faisaient trop curieux, ils se réunissaient au domicile de cadres supérieurs européens. Travaillant en étroite collaboration au sein d’une coalition qu’ils avaient surnommé avec impertinence « Vitamins Inc. », ils se partageaient les marchés mondiaux et orchestraient soigneusement les hausses de prix, escroquant par la même occasion les plus grandes entreprises agroalimentaires comme Kellogg, Coca-Cola ou Nestlé. A en croire Joel Klein, le chef de la division antitrust du ministère de la Justice américain, il s’agit là du « cartel le plus vaste et le plus nuisible qui ait jamais été démantelé ».
En mai dernier, après que la conjuration eut été éventée, les parties incriminées acceptèrent de débourser près de 1 milliard de dollars [6 milliards de FF] pour obtenir un arrangement à l’amiable au sujet des poursuites antitrust intentées par les autorités fédérales, ce qui représente de loin les amendes les plus lourdes jamais infligées aux Etats-Unis. Et ce n’est pas fini, d’autres sanctions risquent d’être prononcées en Europe et ailleurs. Les sociétés inculpées ont plaidé coupable, tout en refusant de fournir les détails de l’affaire au-delà de ce qui apparaît dans le dossier d’accusation.
Aujourd’hui, la quasi-totalité des grands producteurs sont sur le point d’accepter de payer 1,1 milliard de dollars supplémentaires dans le cadre d’une action en justice collective introduite par les acheteurs de vitamines en vrac, c’est-à-dire les vitamines brutes qui entrent dans la composition de toutes sortes de produits, depuis les céréales du petit déjeuner jusqu’au jus d’orange, en passant par les comprimés de vitamines et les aliments pour poulets.
Comment une collusion d’une telle ampleur a-t-elle jamais pu voir le jour et, mieux encore, se poursuivre pendant dix ans ? Comment, sur un marché mondial peuplé d’acheteurs et de vendeurs avisés, un groupe de multinationales, principalement européennes et asiatiques, a-t-il pu éviter de se faire prendre sur une si longue période ?
Le début d’un complot
Tout a commencé en 1989, au moment où les dirigeants du suisse Roche et de l’allemand BASF engagent de discrètes discussions en vue d’une entente sur les prix, indiquent les enquêteurs fédéraux américains. A l’époque, les deux groupes étaient confrontés à une vive concurrence et à la perspective d’une chute des prix. La solution, pour eux, était de se mettre secrètement d’accord sur un partage du marché des vitamines et de convaincre d’autres grands producteurs, comme le français Rhône-Poulenc et le japonais Takeda, de se joindre à la partie. Comme ces sociétés ont également des activités aux Etats-Unis, il s’agissait là d’une violation flagrante de la loi antitrust (dite loi Sherman) de ce pays. « Ils semblaient se moquer complètement du fait que la législation antitrust pourrait s’appliquer à leur cas », commente Robert Silver, un avocat de Boies & Schiller, le cabinet juridique qui a déclenché la procédure collective contre les fabricants en 1998.
Roche était le cerveau du complot. D’après les agents fédéraux, ses dirigeants organisaient les rencontres, coordonnaient l’entente sur les prix et s’occupaient de la destruction des documents compromettants. Ce n’était pas un seul homme, mais toute une série de cadres supérieurs du groupe qui étaient chargés de mettre en œuvre les modalités de l’opération. Dans les années 90, les laboratoires Roche, BASF et Rhône-Poulenc contrôlaient à eux trois plus de 60 % de l’approvisionnement en vitamines dans le monde, formant ainsi une phalange géante d’entente illicite sur les prix. Roche a réalisé 3,3 milliards de dollars de chiffre d’affaires aux Etats-Unis pendant la période où se déroula l’escroquerie, laquelle consista à relever progressivement et adroitement les prix des vitamines brutes de manière à ne pas éveiller de soupçons. Les membres du cartel truquaient également les appels d’offres. En février 1990, le prix moyen de la vitamine A en vrac était de 11,59 dollars la livre ; en novembre 1998, il avait atteint 19,84 dollars. Le ministère de la Justice estime à plus de 5 milliards de dollars le volume des produits américains affectés par cette entente.
« Les firmes opéraient comme une seule entité, et ce avec une précision diabolique. Tout ça uniquement par cupidité. »
Mais le complot n’allait pas rester longtemps une opération européenne. En 1991, trois fabricants japonais, Takeda, Eisai et Daiichi, se joignirent au cartel. Un an plus tard, rapportent les enquêteurs, ce dernier s’étendit au suisse Lonza, au canadien Chinook et à une dizaine d’autres producteurs, dont l’américain Ducoa. (Peu de groupes américains sont présents dans l’industrie des vitamines.) Les réunions avaient lieu régulièrement en Suisse, en Allemagne et ailleurs, le cercle des participants variant à chaque fois.
Les conspirateurs coordonnaient en toute illégalité les hausses de prix et décidaient, région par région, de la part de marché de chacun, au demi-point de pourcentage, voire au centime près. Tout était également prévu pour empêcher les tricheries, et des « réunions budgétaires » organisées à intervalles réguliers permettaient de s’assurer que chacun respectait le contrat, révèle l’acte d’accusation officiel. « C’était un complot très élaboré et très efficace », déclare un haut fonctionnaire du ministère de la Justice. « Les firmes opéraient comme une seule entité, et ce avec une précision diabolique. Tout ça uniquement par cupidité. »
Depuis le règne d’IG Farben, le géant allemand de la chimie qui fonctionnait sur le mode d’un conglomérat d’Etat dans les années 30 et 40, jamais un cartel international n’a manipulé aussi systématiquement et efficacement un marché mondial. En un sens, on peut sans doute estimer que cette collusion perpétue une vieille tradition. Pour les spécialistes, le pacte secret sur les vitamines a peut-être été favorisé par une culture d’entreprise qui encourageait la connivence, ainsi que par des systèmes judiciaires, en Europe et en Asie, qui se montrent bien plus complaisants envers les ententes sur les prix que l’environnement juridique américain.
Les membres du réseau contrôlaient l’essentiel de la production mondiale de vitamines en vrac – les vitamines A, C et E, la niacine et d’autres vitamines B –, qui représente 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires annuel. Les grands producteurs vendent les vitamines brutes aux fabricants de produits alimentaires et aux laboratoires pharmaceutiques et de cosmétiques, qui transforment cette matière première en comprimés de vitamines prêts à l’emploi ou en crèmes de soins pour la peau, par exemple.
Les premiers soupçons
Les principaux groupes agroalimentaires américains, qui mélangent les vitamines brutes à des produits comme le pain, le riz et les jus de fruits, assurent n’avoir remarqué aucune pratique tarifaire inhabituelle. « Ils ont dû constater les hausses de prix et ils ont posé des questions », raconte Jonathan Schiller, un autre avocat du cabinet Boies & Schiller. « Mais les producteurs de vitamines justifiaient les augmentations par les fluctuations du taux de change ou par l’alourdissement des coûts de production », poursuit-il.
Cela n’a pas empêché l’industrie de l’alimentation animale, qui achète d’énormes quantités de vitamines en vrac pour fabriquer des produits destinés à accélérer la croissance et à améliorer la santé du bétail, de se montrer plus vigilante. Les fabricants expédiaient les vitamines brutes à des intermédiaires spécialistes du prémixage, qui créaient des mélanges spéciaux avant de les vendre à de gigantesques élevages comme Tyson Foods, le numéro un mondial du poulet. La filière a fonctionné sur ce mode pendant des décennies jusque dans les années 80, quand les producteurs de vitamines s’intéressèrent soudain au potentiel de l’activité de prémixage – un moyen, expliquent les avocats, de renforcer leur mainmise sur le plus gros marché mondial de vitamines en vrac.
BASF ouvrit la voie en 1986. Selon les avocats des prémixeurs indépendants, cette entreprise – ainsi que Roche – tenta alors d’éliminer les petites sociétés de prémixage par ce qu’ils qualifient de « politique de prix prédatrice ». Chez BASF, on se refuse à tout commentaire. Mais les petits mélangeurs accusent la société d’avoir pratiqué des prix élevés pour ses vitamines brutes tout en vendant directement des mélanges aux industriels de l’alimentation animale, et ce à perte, dans le but d’asphyxier ses concurrents indépendants. « Ils nous ont menacés », dénonce Eugene Reed, un ancien mélangeur de Little Rock, dans l’Arkansas, qui a raconté aux enquêteurs comment, lors d’une réunion à Atlanta, en 1997, un cadre du groupe allemand avait proféré des menaces contre l’un de ses collègues américains. « Il a lancé à mon ami : « Vous allez vous retirer de votre plein gré… ou on vous y forcera ». »
Vers le milieu des années 90, les mélangeurs et certains producteurs d’aliments pour animaux étaient devenus très soupçonneux. Entre eux, ils se racontaient des histoires de tentatives d’intimidation perpétrées contre des mélangeurs de taille modeste. Les entreprises consommatrices de vitamines se plaignaient de l’absence d’une véritable soumission d’offres. « On a bien remarqué que les offres paraissaient étrangement cohérentes », se souvient Les Baledge, de la société Tyson à Springdale, dans l’Arkansas. « Quand on allait chez un concurrent, il disait qu’il n’avait pas ce qu’il fallait en stock. »
Le déclenchement de L’enquête
Pour le cartel, le début de la fin date sans doute du scandale d’Archer Daniels Midland. En 1996, le géant de l’agroalimentaire accepta de payer 100 millions de dollars en réponse aux accusations des autorités fédérales selon lesquelles ses dirigeants s’étaient, au début des années 90, entendus avec des entreprises européennes et japonaises sur les prix des additifs alimentaires. L’un des principaux partenaires d’Archer était Roche, qui dut se résoudre en 1997 à débourser 14 millions de dollars en règlement à l’amiable des poursuites pénales engagées contre lui pour participation à une entente sur le prix d’un additif, l’acide citrique. Le pot aux roses avait été découvert grâce à un cadre d’Archer, Mark Whitacre, qui avait enregistré à leur insu les discussions de ses collègues avec des concurrents. D’autres cadres firent ensuite des aveux. Au cours de l’enquête, les fonctionnaires du ministère de la Justice apprirent que Roche aurait également trempé dans un complot portant sur les vitamines.
A ce moment, les avocats privés spécialisés dans la lutte antitrust avaient déjà commencé leur propre enquête dans l’espoir d’obtenir d’énormes dommages et intérêts pour leurs clients. Parmi les pièces à conviction qu’ils avaient recueillies figurait une note interne datée de septembre 1993 de Kuno Sommer, responsable du marketing du pôle chimie fine et vitamines de Roche, dans laquelle celui-ci lançait l’idée d’un plan permanent d’entente sur les prix. « Bonne expérience avec l’acide citrique », écrivait M. Sommer avant une réunion avec des cadres d’Archer. « Prochain objectif : B2. Nous pensons que cela vaut la peine d’explorer toutes les pistes de coopération. Procédons avec une étude produit par produit. »
En 1998, quelques-uns des plus grands cabinets d’avocats s’étaient joints à la meute. Les avocats du cabinet Boies & Schiller – sous la conduite de David Boies, qui poursuit également Microsoft pour le compte de l’Etat fédéral – introduisirent une action en justice au nom du fabricant d’aliments pour animaux J & R Feed Services contre les principaux fabricants de vitamines, pour « complot en vue d’une entente illicite sur les prix ». Un an plus tard, le ministère de la Justice commença par porter plainte contre le suisse Lonza, avant de s’intéresser aux acteurs plus importants.
Au début, les trois grands de l’industrie (Roche, BASF et Rhône-Poulenc) réfutèrent les accusations. Même lorsque les avocats de Roche eurent vent de la collusion, vers la fin de l’année 1997, et eurent demandé qu’il y soit mis fin, le cartel poursuivit ses activités. Les rencontres avaient désormais lieu au domicile personnel des cadres, pour éviter toute indiscrétion.
L’aveu de rhône-poulenc
Mais, au début de cette année, Rhône-Poulenc fit défection. Le groupe français voulait profiter d’un programme d’amnistie, lancé en 1994, qui promettait la clémence à la première société qui accepterait de coopérer dans une enquête fédérale antitrust. Selon certains avocats, si Rhône-Poulenc s’est montré aussi coopératif, c’était pour se concilier les bonnes grâces des autorités de contrôle, qui étaient en train de passer au crible son projet de fusion avec Hoechst, le géant allemand de la pharmacie. Ce dernier avait lui-même payé en début d’année 36 millions de dollars pour régler à l’amiable les poursuites engagées contre lui par les autorités fédérales pour conspiration d’entente illicite sur les prix des conservateurs alimentaires.
Les révélations de Rhône-Poulenc provoquèrent l’écroulement du mur du silence érigé par le cartel. Roche et BASF passèrent aux aveux. De nombreuses sociétés japonaises leur emboîtèrent le pas, acceptant le mois dernier de payer 137 millions de dollars. Mais ce fut Roche qui fut le plus durement touché au portefeuille, avec 500 millions de dollars d’amende, soit l’équivalent d’une année de ses ventes de vitamines aux Etats-Unis. Deux dirigeants du groupe se virent infliger une peine de prison de quelques mois par les tribunaux fédéraux américains. BASF déboursa 225 millions de dollars. Quant au groupe Rhône-Poulenc, il n’écopa d’aucune amende. En partie grâce à ces versements, la division antitrust du ministère de la Justice a déjà récolté 1 milliard de dollars cette année pour l’ensemble des affaires qu’elle suit, soit davantage qu’au cours des trente années précédentes réunies.
L’avenir des cartels
Pour les spécialistes de la lutte antitrust, l’existence et la durée mêmes du cartel des vitamines soulèvent des questions troublantes sur la possibilité que les prix soient faussés dans l’ensemble de l’industrie agroalimentaire. Ces dernières années, les autorités fédérales ont déjà démantelé trois cartels internationaux qui avaient exercé leur mainmise sur un secteur pendant plus de dix ans. Selon le ministère de la Justice américain, trente-cinq grands jurys fédéraux examinent actuellement des éléments de preuve concernant l’existence possible d’autres cartels internationaux fonctionnant aux Etats-Unis. Mais, si l’on en croit certains avocats américains spécialisés dans la lutte antitrust, après la vague de grandes fusions dans l’agroalimentaire, les autorités ne disposent pas aujourd’hui d’armes juridiques suffisamment dissuasives pour empêcher la formation de nouveaux cartels.
« Ils continuèrent de fait à le faire fonctionner, estimant manifestement que le jeu en valait la chandelle »
Et on peut même se demander si les grands fabricants de vitamines, qui dominent toujours le secteur, ne seront pas tentés à nouveau de manipuler le marché. Alors même que l’enquête sur l’affaire des vitamines était en cours, rapportent les enquêteurs, Roche continua d’opérer à la tête du cartel. « Ils continuèrent de fait à le faire fonctionner, estimant manifestement que le jeu en valait la chandelle », confie un responsable du ministère de la Justice.
Et bien que Roche ait été condamné à de lourdes amendes pour avoir récidivé, ses dirigeants persistent à affirmer que ce complot avait été organisé à leur insu par quelques-uns de leurs cadres. « Vous comprendrez que ces affaires ne relevaient pas de notre responsabilité directe », déclara Franz Humer, le PDG de Roche, lors d’une conférence de presse à Bâle au lendemain du règlement. « Il n’est certainement pas facile de comprendre les raisons qui motivent les employés qui organisent en secret un tel complot. » Les dirigeants de BASF ont tenu des propos similaires, avançant qu’il n’y avait aucun moyen parfaitement sûr d’empêcher le développement d’un nouveau cartel. « Même avec des audits, il n’y aura pas de garantie à 100 % que tout sera légal », a déclaré Eggert Voscherau, un membre du conseil d’administration de BASF, dans une interview au Chemical Markets Reporter du mois de juillet. « Nous ne pouvons pas établir un Etat policier. »